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Vertiges géopoétiques

HISTOIRES DE PIERRES à la Villa Médicis

Catalogue
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Quoique non transformées par l’homme, les pierres, intemporelles d’apparence, possèdent aussi une histoire et même plusieurs, car les « histoires de pierres » sont diverses : elles renvoient à l’histoire naturelle, à leur origine géologique qui remonte aux époques très lointaines dont elles témoignent. Elles appartiennent aussi à l’histoire des regards qu’elles attirent parce qu’elles sont belles, curieuses, bizarres. Leur histoire est encore celle de leurs valeurs d’usages par les artistes pour leurs sculptures ou leurs architectures et comme objet de culte pour d’anciennes religions. Le directeur de la Villa Médicis, Sam Stourdzé, et Jean de Loisy proposent un voyage à la croisée de ces histoires dans un haut lieu patrimonial.

Voir en ligne : https://www.villamedici.it/fr/

L’ouverture au public de la Villa Médicis pour des expositions temporaires est relativement récente. Les salles d’exposition font pénétrer dans des lieux clos, presque étouffants - on découvre au sous-sol une ancienne citerne dont l’espace souterrain vaut pour lui-même, indépendamment de ce qu’un artiste a imaginé d’y installer, tant il ressemble à une grotte ou à une caverne primitive. Car c’est de là que proviennent les pierres : du cœur de la terre. En partant des écrits de Roger Caillois, ce grand collectionneur de pierres dont la collection a été déposée au Muséum d’Histoire Naturelle, cette exposition lui rend hommage en nous conviant à un cheminement complexe.

Les Formes minérales de la Matière : un « art brut » ?

Nombreux sont les artistes qui s’intéressèrent aux pierres. Grands rochers, petits cailloux et pierres de toutes sortes possèdent des formes qui attirent l’attention. Charlotte Perriand et Fernand Léger nommèrent « art brut » les galets ou les rognons de silex qu’ils récoltaient. On peut regarder des formes naturelles comme une sorte d’art. Les photographies en noir et blanc prises par Charlotte Perriand dans les années 30 participent de ce devenir-art de pierres. Certaines pierres sont des objets d’art.

Les cristaux aux formes géométriques quasi-spirituelles ont fascinés poètes et artistes : « Nul plus haut enseignement artistique ne me paraît être reçu que du cristal », a écrit Breton. Les « gogottes », poupées de grès siliceux, nous troublent parce que ces concrétions étranges qui arrêtent le flux de l’écoulement de l’eau qui les a formées évoquent les Poupées de Hans Bellmer. Les arrangements de formes et de couleurs dans les agates, leurs taches belles comme des ailes de papillon déploient tout un langage poétique.

Que la nature semble imiter l’art, que le plus simple caillou puisse nous apparaître comme une statue a stimulé des artistes bruts : Juva voyait dans les pierres des formes zoomorphes ou des visages. La seule découverte d’une pierre a stimulé toute une création, celle du facteur Cheval dont la construction imposante part de sa trouvaille d’une pierre qui ressemblait à une sculpture naturelle : puisque la nature veut faire la sculpture, je ferai la maçonnerie et l’architecture, déclare-t-il alors. Les paésines de Toscane qui évoquent des paysages de montagnes ont inspirés des peintres qui s’en sont servi pour fond pictural de leurs créations : Antonio Tempesta a figuré au début du 17ème siècle la Prise de Jérusalem sur une pierre-paysage. Roger Caillois voyait dans une pierre rectangulaire striée de lignes un tableau cubiste.

Des artistes ont aussi reproduit des formes minérales dans leurs dessins ou tableaux : Fernand Léger, Giuseppe Penone, Damien Hirst font des minéraux des objets de contemplation esthétique qu’ils reproduisent, indépendamment de leur contexte, des paysages ou des grottes dont ils sont tirés. Mais dessins, peintures ou photographies de pierres ne donnent pas accès à leur matérialité, leur pesanteur, leur toucher lisse ou rugueux.

Une matérialité sans vie ?

La première salle s’ouvre sur le moment où est apparu l’intérêt de nombreux artistes pour les pierres : l’immédiat après-guerre. Sans doute parce que, comme pense Jean de Loisy, on se détourne d’une culture à bout de souffle pour ne plus regarder que la nature. Des nombreuses villes sont détruites et réduites à des amas de pierres, comme Le Havre, la ville natale de Jean Dubuffet. Ces ruines réduisent les constructions à leurs matériaux : c’est ce moment de table rase antérieur à la reconstruction que décrit admirablement Sebald dans son livre illustré de photographies « De la destruction comme moment de l’Histoire Naturelle ». La géologie, l’histoire de la terre, vient remplacer une histoire devenue bien trop horrible pour être pensée. Le regard de Dubuffet se tourne vers le sol : il peint ses Matériologies.

Mais les pierres nous évoquent moins aujourd’hui des ruines qui résultent d’une destruction que la profondeur à la fois spatiale et temporelle de l’univers minéral qui a précédé la vie. L’aspect massif des pierres, leur apparence pour les regardeurs insiste plus concrètement sur leur matérialité. Elles sont plus anciennes que la vie et donc que l’homme même, même si de nombreuses roches incluent des formes de vie fossiles, comme celle qui appartenait à Caillois : on y voit des bélemnites enserrées dans du grès.

La matérialité des pierres, de la terre ou du sol, et leur pesanteur en font des éléments terrestres primaires : de nombreuses statues des arts « premiers » sont des hommages au pouvoir de fascination de ces masses informes, inquiétantes et même menaçantes. Les pierres, les minéraux comme les minerais, sont les réceptacles de la puissance tellurique de la Terre. La géologie les étudie, les classifie, et recherche dans le sous-sol des minerais à transformer.

Valeurs d’usages des pierres

Les pierres que nous gardons et regardons, celles qui nous plaisent, nous charment, ne nous sont pas utiles. Tant que les pierres nous parlent par leurs formes, leurs pigments, leurs couleurs, elles évoquent aux hommes un langage symbolique mystérieux et représentent des énigmes difficiles à déchiffrer. Ce sont d’abord un matériau d’art qui l’appelle avant même d’être mis en forme et sculpté, comme si le marbre ou le calcaire contenait en puissance la statue à venir, ce que pensait Michel Ange. Certaines sont érigées pour devenir des objets de culte. La sacralité des pierres va au-delà de leur puissance magique dans de nombreuses cultes : les monolithes, les pierres dressées celtiques, la pierre matricielle du culte de Mithra, la pierre noire de la Ka’Ba pour l’Islam. Sans oublier, puisque l’on se trouve à Rome, Saint Pierre sur lequel est bâti l’église catholique.

La terre sert aussi de lieu de l’inhumation. Les cimetières sont peuplés de pierres tombales. Mais n’est-elle pas aussi une entité matérielle à partir de laquelle ont pu se développer les formes de vie ? Des vidéos parviennent à animer des pierres : celle, très troublante, de Ana Mendieta (Burial Pyramid, 1974) montre en pleine nature son corps nu enfoui sous des pierres qu’elle anime peu à peu par sa respiration. Une vidéo splendide de Parviz Kimiavi présente, en plein désert iranien, un jardin de pierres percées suspendues à des arbres morts au sein duquel le vieux berger Dervish Khan se livre à une danse rituelle répétitive comme une mélopée : plainte, prière, célébration des pierres votives qu’il a suspendues entre terre et ciel ?

Géologie mythologique

Les usages des pierres sont si multiples qu’il semble impossible de les répertorier tous : on peut inscrire sur la pierre ; elle peut elle-même servir de signe, de signal, comme la pierre d’alerte dite pierre de la faim qui lorsqu’elle était visible dans l’Elbe témoignait d’une sécheresse ; elle peut indiquer le chemin comme les cailloux du Petit Poucet ; elle sert de moyen de construction, mais aussi d’agression, de lapidation, de révolte …

Un important chapitre de ces histoires de pierres est consacré à leur présence dans des légendes ou des mythologies – le rocher de Sisyphe, la légende de Deucalion et Pyrrha dans les Métamorphoses d’Ovide, le bétyle ou pierre du destin de Jacob, la pierre philosophale des alchimistes…

Ces histoires de pierres ouvrent un chapitre presque inédit de l’histoire de l’art et de l’esthétique dont les écrits de Roger Caillois seraient les textes pionniers. La relation de l’art à la nature ne se réduit pas au paysage. Les pierres, ces choses physiques et matérielles où se manifeste une énergie cosmique infrahumaine, exercent depuis toujours sur les hommes un pouvoir. Dans de nombreuses cultures, depuis les « pierres de lettrés » de la Chine jusqu’aux pierres paysages d’Italie, elles deviennent des objets propices à une poétique de la rêverie. Et si les Muséums d’histoire naturelle et de minéralogie devenaient pour les regardeurs des musées d’art « brut » ?

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++INFO++

HISTOIRES DE PIERRES à la Villa Médicis du 13 octobre 2023 jusqu’au 14 janvier 2024

Catalogue Delpire § Co 46 € ISBN 979-1-95821-64-9

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