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Paul Pouvreau. Un peu quelque chose d’obscur

Vue d'exposition © Paul Pouvreau 2024
Vue d’exposition © Paul Pouvreau 2024
De la rue, en vitrine, six dessins-collages invitent dans un jeu subtil du dehors et du dedans à pousser la porte de la galerie, à découvrir l’accrochage d’Un peu quelque chose d’obscur qui croise photographies et dessins, travaux inédits et images plus anciennes de Paul Pouvreau.

Voir en ligne : https://www.paulpouvreau.com/

Un chemin de campagne ou d’ailleurs. L’effleurement du pas éveille les feuilles mortes. L’œil du photographe en image les formes singulières, les couleurs fanées des essences et les déchirures du temps, en caractères, en visages. Collée sur papier dessin, la feuille, masque ou portrait, prend corps et mouvement d’un tracé au fusain, corps nu ou drapé, corps en action ou en représentation. De la continuité du trait au fusain et de la feuille-effigie, s’anime un personnage de théâtre ou de rencontre. En résonnance de légendes ou de figures du quotidien, chaque portrait, comme né d’une magie composite ou d’un trait d’humour qui ne cache rien, appelle à embrayer le récit d’une comédie humaine.

Tragédie (2021). Du dessin-collage à l’impression pigmentaire sur papier baryté, deux masques sur fond noir, encadrés de noir, semblent répondre ou se remémorer quelque tragédie antique. Sur la surface sensible, le galbe est illusion plastique, un sac ancien, venu d’un ailleurs lointain. Saisi par la photographie, le sac plastique, rigidifié par le temps, modelé de vide, froissé, pétri en reflets et pliures, en transparences opaques, prend relief et profondeur, se fait masques, semblables et différents, comme un défi et une annonce des tragédies passées et futures. Masques de théâtre ou masques mortuaires d’une improbable archéologie mycénienne, en démêlé avec l’image embrasée des divinités infernales (Les Furies 2016), toute sculptée de sacs plastiques, jeu signifiant d’uchronies ou dispute entre réalité et fiction d’une modernité délétère ? Dans ces multiples renversements de la représentation, le photographe n’impose pas. Il invite l’œil et la pensée, du réel à l’imaginaire, à infiltrer le dessus et le dessous de la visibilité.

Vertige, Les Invasives, comme dans Tragédie ou Les Furies, en transparence colorée, vert, rouge, rose, mauve…, voile diaphane modelant les formes d’un corps, assortiment floral en bouquet…, les sacs plastiques, affranchis un temps de leur dévalorisation, torsadés, étirés, enroulés, enrobés de leur neutralité, font image sur la surface photographique. Nature morte ou plan produit sur un fond uniformément blanc, Les Invasives (2018), Les Permanentes (2023), rose, pivoine, camélia peut-être…, en leur mimétisme facétieux des couleurs de printemps, mêlent les polysémies autant que les temporalités. L’interrogation visuelle, dans une poétique en abime d’inversions et d’affinités, hésite, oscille de la métonymie du sauvage à celle de l’artificialité, de la vanité et de l’économie de la fleur coupée à l’impasse consumériste et la pollution plastique. De la représentation photographique au titre de l’image, du référent à la proposition plastique, s’insinue une familière étrangeté où se déploient l’ambivalence et le doute de ce qui est et de ce qui n’est pas. Captant l’impromptu, la péripétie de l’habituel (Sans titre 2014), Paul Pouvreau investit des fragments de réalité de l’espace quotidien le plus commun d’une précarité ambiguë, il en déstabilise le signe en humour du banal, en ré-agence les idoles déchues, les artifices de la marchandise, en fétiches du paraître. Les accords improbables sont ainsi jeu de fantaisie de l’instant (Something 2009, Sans titre 2014), rencontres fortuites dans le métro ou dans la rue de sacs publicitaires imprimés de visages féminins et de la double page dépliée d’un magazine auto ou, dans la nuit humide, de rebuts d’emballages carton. Le presque rien arrêté par l’œil du photographe prend la dimension d’un micro-événement, d’un micro-récit, peut-être énigmatique, à échafauder.

Avec la toile imprimée, la photographie est intermédiaire. Dans sa bibliothèque de photographies collectées, publicité, histoire de l’art, images d’actualité, Paul Pouvreau choisit une image à reproduire par le dessin au stylo bille quatre couleurs - presque le RVB de la synthèse additive - ou au fusain sur le support, double page de journal ou toile imprimée. Épinglés sur le mur de la galerie, trois dessins juxtaposés, crayonnés sur trois toiles imprimées aux motifs, plus ou moins denses, de végétaux et d’animaux ou en quinconce de bouquets floraux de différentes couleurs sur fond jaune. Sur un décor dense, sans respiration, de feuillage en noir et blanc, Paul Pouvreau a reproduit en grand format au fusain une publicité pour « camouflage herbe, militaire ou de chasse », toujours disponible sur Internet. Sur la toile saturée, les strates de visibilité du motif et de la reproduction de la photographie se fondent, donnant un relief singulier à l’arme qui, seule avec la main sur la gâchette, n’est pas camouflée. Selon les dispositions d’esprit ou l’actualité, les interprétations bifurquent, s’entremêlent, conflit réel, combat virtuel, marchandisation de la guerre… ? Pas de violence directe sur l’image qui ne peut être située ni dans le temps ni dans l’espace, mais l’éveil d’une pensée libre au doute, le révélateur d’une ironie des potentialités agressives dictées par l’expérience, les convictions ou le refus de l’autre différent.

Les pages crayonnées à quatre couleurs du Monde, collées sur la toile imprimée de bouquets, condense en strates la dimension interne de la surface de l’image dans un jeu d’obscurités où les différents éléments semblent à la fois se joindre et se disjoindre, laissant apparaître entre la réplique des feuilles d’aspidistra et de palmier quelques titres et extraits de chapeaux du quotidien. Comme flottant au-dessus de l’énigme, des débris de sacs plastiques au décor de jardinerie contribuent à générer les virtualités complexes de l’image et de sa pensée, entre l’éphémère et le permanent, le dégradable et le non-dégradable. Répliquée et révélée par le dessin sur la toile imprimée au décor mêlée de feuilles de plantes tropicales d’intérieur (calathéa, monstera, palmier…) et d’animaux (singes vervet, cacatoès) qui lui sert de support et de cadre, la photographie de déforestation illégale dans l’État de Pará en Amazonie brésilienne rejoue en multiples ce qu’elle dénonce et son utilisation emblématique par de nombreuses associations et organisations non gouvernementales pour imputer la surexploitation forestière et la criminalité environnementale à différentes entités étatiques et économiques à travers le monde.

En débusquant par la photographie et le dessin l’inventivité et la poésie du peu, Paul Pouvreau expérimente la part des choses et l’énigme qu’elle entretient autant que l’image, drôle et grave de la complexité du simple. Entre réel et fiction, il ouvre le regard sur la vanité de nos temporalités consuméristes à la précarité et la perméabilité des frontières de la visibilité et de la représentation. Dans ces interrogations visuelles, la responsabilité du sens, politique, éthique et esthétique est laissée à l’improvisation critique et au doute fictionnel du regardeur.

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++INFO++
Paul Pouvreau, Un peu quelque chose d’obscur, La Ritournelle Lieu d’art, 7bis rue du Marché, 36000 Châteauroux, exposition 16 mars – 4 mai 2024.

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