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The Okama paradox, Clara Gassull et Israel Ariño

The Okama paradox
The Okama paradox
Sept jours, pas un de plus, pour voir l’exposition collective de l’atelier cinq consacrée à l’esprit de l’arbre et l’Asie, le volet deux de « we, in the mood for tree ». Sur deux étages couplés avec Ludilivre et Ediciones Anómalas, Jean-Luc Agne et ses paysages imaginés à partir d’arbres mis à mal dans le Vercors, les photographies de Uwe Bedenbecker documentant les arbres à Hanoï, mobilier urbain vivant, échoppe, autel et autres inventivités bricolées par les vietnamiens, les dessins souvent sarcastiques de Thibault Franc, les coulisses humaines de la globalisation et l’atlantide végétale d’Angkor de Fabien Dupoux et une installation de Clara Gassull et Israel Ariño sont présentés par Corinne Dumas dans ce « phare » de la place Voltaire, bénéficiant d’une carte blanche totale éphémère du PCF section d’Arles.

Voir en ligne : http://claragassull.com/the-okama-p...

L’esprit de l’arbre était bien à ce second rendez-vous, solidarité, entraide, convivialité, petits plaisirs simples : des invitations données à différents auteurs internationaux et nationaux pour présenter et dédicacer leurs livres : Bernard Plossu et son hommage à Françoise Nuñez publié par un éditeur argentin Dulce Equis Negra ainsi que son Arles singulier par Arnaud Bizalion éditeur, les récents ouvrages défendus par Buchkunst Berlin, Tom Ruben et « Dream machine » etc. La constellation de l’esprit de l’arbre était bien présente… celles et ceux qui la font (se rappeler du volet initial en 2022, voir la critique dans cette revue en ligne par Yannick Vigouroux).

Dans ce rhizome était montré le projet « The Okama Paradox ». Si l’exposition de Saul Leiter dans les Rencontres d’Arles officielles proposait aux visiteurs de découvrir une autre facette du photographe, il peignait aussi (souvent des abstractions et coloriait ses tirages pris essentiellement dans son quotidien limité à quelques rues de Big Apple, Saul Leiter n’échange qu’avec lui-même comme Gerhard Richter faisant ses gammes chaque jour en prenant une photographie et en peignant dessus (l’exposition « Uebermalte Fotografien / photographies peintes » de Joerg Bader au Centre de la Photographie de Genève était remarquable en 2009) avant de continuer sa peinture abstraite ou figurative (ou les deux car c’est simultané) en cours.

L’originalité de « The Okama Paradox » réside dans le fait qu’il est réalisé à deux : chacun a sa pratique et échange avec l’autre. Israel Ariño est reconnu pour la qualité de son regard noir et blanc (plus enclin aux noirs lumineux que les blancs) aiguisé sur les petites choses, poétisant des petits instants fragiles, anodins, banals dans des territoires souvent peu choisis par les photographes. Il a l’œil. Il affectionne les nuages, ces derniers sont souvent des punctums dans ses projets comme dans « La pesanteur du lieu » (2017, issu d’une résidence du centre d’art du domaine de Kerguéhennec). S’il possède indéniablement une grande maitrise de l’argentique et l’usage des procédés artisanaux tels que le collodion, inventé en 1850 par Gustave le Gray, ou le palladium, mis au point par William Willis en 1873 et d’autres raretés rendant ainsi les tirages uniques, Israel Ariño ose des pas de côté, en s’associant avec d’autres, élargissant ainsi les possibles.

« The Okama Paradox » est une installation conçue à deux par Clara Gassull et Israel Ariño. 
« Voyage en pays du Clermontois » (2018) était déjà une collaboration réussie entre les photographies noir et blanc de ce coin de terre des Hauts de France d’Israel Ariño rehaussées finement en couleur par Clara Gassull selon son inspiration. Clara Gassull n’avait que la photographie noir et blanc, elle ne connaissait pas le réel Clermontois en couleur pris par Israel Ariño. Elle a colorisé à posteriori. Une esthétique japonisante sur certaines photographies colorisées dans ce projet émergeait déjà. 

En 2019, juste avant la pandémie et la fermeture de l’archipel, le duo concrétise leur imaginaire en séjournant quatre semaines au Japon. Ils découvrent la culture et les paysages d’une région bien délimitée. Israel Ariño photographie et Clara Gassull dessine. Ils marchent, regardent et choisissent à un même endroit d’exprimer leur ressenti par leur pratique. Clara Gassull a ses crayons, bleu, jaune, vert, marron, noir et son petit carnet à dessin sur lequel elle croque ses émotions. Israel Arino photographie. Son regard semble inconsciemment s’inspirer de l’imaginaire de certains autochtones comme Issei Suda (Early works 1970-1975, publié en 2013 par Issei Suda avec Akio Nagasawa). La masse noire d’un profil découpée sur les vaguelettes d’un lac.

Clara Gassull a un rapport sensoriel avec la nature, les arbres, l’humus, l’eau… et sa main tente de retranscrire ce que ses sens éprouvent. Face à un paysage, elle ferme les yeux et dessine à main levée. Pour un autre lieu, elle compte au crayon bleu les gouttes de pluie tombées. Elle frotte son crayon jaune sur le papier adossé à un mur (technique si chère à Pierre Alechinsky, notamment la série des plaques). Elle fait des ovales par petits traits bleus en suivant la circulation perpétuelle d’un poisson … La forme ronde la poursuit. Des ronds bleus, jaunes… évoquant aussi bien des halos de lumière que des petits cailloux pour ceux crayonnés en noir. 

Revenus de leur périple japonais, chacun a des images à sa manière. 
Les deux artistes avaient-ils déjà l’idée lors de leur séjour ou est-elle venue pendant et après ? Le déclic fut l’apparition magique d’un cratère dans les nuages quelques minutes. Ils baptisent cet instant fugitif et privilégié : le paradoxe d’Okama. L’exposition commence par cette phrase : « On dit qu’il y a un cratère de volcan juste ici, là où nous sommes. Mais si nous ne pouvons pas le voir, comment pouvons-nous croire qu’il existe ? » (extrait du carnet de dessins).

En effet, le cratère de ce volcan toujours en activité situé dans les montagnes et précisément au creux du mont Zaō sur l’île de Honshū ne s’offre pas facilement, il est visible de loin si le ciel le permet selon les saisons. Et s’y rendre représente un pèlerinage pour le voir ou ne pas le voir. L’hiver, les chemins sont impraticables à cause de la neige. Il semble que les deux espagnols se soient rendus soit à cette saison, ou à une saison proche, de la neige résiste sur les flancs du lac-cratère. Les « monstres des neiges », appelés juhyō (littéralement arbres glacés) sortent sur les pentes du mont Zaō. Des milliers de conifères recouverts de neige gelée, apportée par un vent froid et humide venu de Sibérie, via la mer du Japon forment des silhouettes aux formes de géants animés.

Il est compréhensible que le graal atteint dans cet environnement glacial et féerique leur a donné l’idée de concevoir une exposition sur ce phénomène, sur cette magie naturelle que les japonais appellent aussi Goshikinuma, ou lac des cinq couleurs. En effet, l’eau du lac-cratère change de couleur en fonction de l’intensité de la lumière du jour. Le promeneur persévérant observe généralement différentes nuances de vert foncé et de bleu, et avec beaucoup de chance, une brillante teinte émeraude ou turquoise ou avec malchance, les nuages le recouvriront complétement. Ici les variations sont apportées par les éclats de lumière dessinés. Ces scintillements peuvent évoquer les couleurs changeantes selon les conditions atmosphériques. 

De telles expériences et sensations accumulées lors de leur voyage ont permis à Clara Gassull et Israel Ariño de ramener des matériaux physiques, oniriques et métaphoriques. Une fois revenus dans leur « antre » poitevine, LaBabuch, le temps de réflexion a commencé, nourri d’échanges, d’essais de composition pour arriver à créer ensemble et investir deux territoires, une mise en espace et un objet éditorial.

Pour ne pas trahir leur intention initiale, ils présentent ainsi leur projet : 
« La photographie et le dessin proposent d’autres manières de voir, d’imaginer et de ressentir ce que nous avons devant nous. Le dessin le fait de manière plus abstraite et concise, avec un trait subtil mais fort. La photographie, en revanche, s’ancre dans la réalité pour aller au-delà de ce qu’elle semble être. Les deux disciplines s’efforcent de partager avec le spectateur des processus temporels et des expériences qui se prolongent dans des espaces poétiques. Le résultat est un enregistrement de l’expérience vécue, deux histoires entrelacées dans lesquelles chacune agit comme un écho de l’autre. »

Dans l’exposition, les dessins dialoguent avec les photographies et/ou vice-versa. La photographie et le dessin ont été soit effectués au même endroit et au même moment (simultanément), soit leur écho est pensé à postériori, et peut-être remanié à chaque nouvelle proposition par le duo. L’exposition est panoramique, enveloppant le visiteur comme s’il était dans cette montagne japonaise éprouvant ce que les deux voyageurs ont pu ressentir, ou ressentant d’autres sensations… une mise en espace englobante et silencieuse au 2ème étage, loin des murmures de la place Voltaire. Une respiration contemplative à l’image de « we, in the mood of tree », salutaire dans le foisonnement de la semaine d’ouverture des Rencontres d’Arles.

Pour prolonger l’exposition contemplée, « The Okama Paradox » a donné lieu aussi à un objet éditorial délicat en trois dimensions, où les dessins et les photographies s’entrecroisent, s’entremêlent, jouent à cache-cache en partie ou totalement… L’écho entre dessin et photographie reprend des fois celui de l’exposition, mais d’autres variations sont également proposées. Les dessins et les photographies sont reliés par un fil rouge (ceci n’est pas une métaphore). Le dessin peut cacher un coin de la photographie, il faut donc le soulever lentement. Le profil n’est visible que si le dessin est légèrement tiré vers le haut. La main de la dessinatrice peut effleurer la trace de la mine colorée et créer ainsi l’équivalent d’une brume sur le papier buvard. Des traces issues d’un frottement au crayon jaune répondent comme dans l’exposition à un éléphant minéral formé soit par des roches magmatiques ou un éléphant végétal par les racines d’un arbre. La transparence entre des petits cailloux noirs dessinés et les cercles torsadés métalliques photographiés évitent de soulever pour observer le dialogue sans efforts. L’agencement du livre est subtil et varié. La phrase sur le paradoxe ouvre la lecture. Une main nous invite à poursuivre dans le sous-bois. Le fantôme du cratère apparait en dialogue sous les ronds difformes verts… puis disparait. La double page centrale scintille par deux dessins. La balade poétique se poursuit lentement comme ce garçon faisant des ricochets, des ronds dans l’eau, pour révéler peut-être un mystère qui n’en est plus un, vers le léger dernier soulèvement.

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++INFO++

we, in the mood for tree – saison 2 – du 2 au 9/07/2023 - atelier cinq, place Voltaire, Arles. Jean-Luc Agne, Uwe Bedenbecker, Fabien Dupoux, Clara Gassull & Israel Ariño, Thibault Franc / une proposition de Corinne Dumas. Rencontres Off Arles 2023

https://www.edicionesanomalas.com/en/producto/the-okama-paradox-3/

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