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« The Air is on Fire »

Lynch à la Fondation Cartier

David Lynch a récemment exposé ses oeuvres graphiques à la fondation Cartier. Ce n’était pas un cinéaste faisant de la peinture que le public pouvait y découvrir, mais bien un peintre ayant décidé de faire du cinéma...

Lynch est avant tout, dans ses films, comme dans ses dessins et ses peintures, un plasticien. Résolument, compulsivement... Pendant une trentaine d’années, il n’a cessé de griffonner sur tout ce qu’il pouvait trouver sous sa main : post-it, serviette en papier, boîte d’allumettes....

« Artiste total », « absolu », créant un « univers fascinant et vertigineux » (Cf., notamment, le texte du dossier de presse de la Fondation Cartier), les commentateurs des films et des oeuvres plastiques de David Lynch ne tarissent décidément pas d’éloges, multipliant les superlatifs... Est-ce lui rendre service ? Non. Inutile de reconnaitre les valeurs reconnues et de les encenser jusqu’à les asphyxier, au risque, de voiler, dans ce volubile métadisours, les enjeux les plus importants... Il ne sera donc pas question, dans les lignes qui suivent, d’apporter une pierre de plus à cette hagiographie. Ni de contester, d’ailleurs, le talent foisonnant et protéiforme de Lynch...

Une visite guidée.

L’exposition « The air is on Fire (« L’Air est en feu ») » est celle d’un peintre – et il s’en est à ce sujet de nombreuses fois ouvert – qui décida d’animer et de sonoriser ses toiles, ce qui le conduisit à faire du cinéma. A l’invitation de Hervé Chandès (directeur artistique de la Fondation Cartier), il a exposé ses oeuvres plastiques. Lynch était en fait le véritable commissaire de sa propre exposition. Ce n’est pas si fréquent qu’un artiste le soit lui-même. Un tel projet aurait pu mener à une belle réussite ou au contraire à un échec total... Et, oui, ce fut une belle réussite.

Lorsqu’on entrait dans la pièce où étaient présentées les toiles de grand format, l’on était d’abord surpris, décontenancé, par le son oppressant, conçu spécialement par l’artiste pour l’exposition. Et par les étoffes colorées et ondulantes qui entourant les tableaux. Presque de « mauvais goût » ? Excessives en tout cas...On pouvait aussi découvrir des cimaises soutenues par des structures métalliques solidement fixées au sol.

Les rideaux colorés évoquent bien sûr les univers du théâtre et du Music-hall, tandis que les structures évoquent ceux du cinéma, mais aussi l’architecture industrielle qui, elle aussi, fascine Lynch. Une propension assumée dès son premier long métrage Eraserhead (1976), immense et monstrueuse usine du subconscientl lynchien, à laquelle font notamment écho la couverture et les sonorités de son album de rock expérimental Blue Bob (enregistré de 1998 à 2000 avec John Neff ), et nombre de ses minuscules dessins.

Belle réussite scénographique aussi, que la présentation de ces griffonnages si spontanés, souvent réalisés entre deux rendez-vous, ou au bout du téléphone, réunis dans un meuble étroit et courant sur toute la longueur de la seconde salle, formant ainsi une frise dense et foisonnante (un peu à la manière d’un storyboard). Spontanés, certes, mais à l’évidence parfois issus d’une longue fermentation mentale prenant la forme de sévères rouages industriels, un peu à la manière des décors Temps Modernes de Charlie Chaplin (1936), ou de fantasmes mécanistes futuristes...

L’économie du dessin.

Le contraste est frappant entre l’aspect délibérément clinquant, « baroquisant », de la mise en scène des tableaux de grand format, et la sobriété de celle des petits dessins. Chez Lynch, la tentation du gigantisme et du spectaculaire ne s’oppose qu’en apparence à celle du dépouillement et du minuscule. Dans ses oeuvres plastiques comme dans ses films, l’infiniment grand peut sans cesse, semble-t-il, basculer vers l’infiniment petit (Cf., entre autres, le fragile, monstrueux et improbable bébé d’Eraserhead devenu un monstre menaçant qui ne cesse de grandir...). Lynch aime ainsi zoomer au niveau du sol, dans l’herbe où l’oreille coupée de Blue Velvet (1986) menace d’absorber le récit dans des profondeurs infinitésimales et abyssales... Le cinéma introduit des temporalités et espaces a priori illimités. Le cadrage bouscule l’échelle. L’infiniment petit côtoie l’infiniment grand et les rapports entre les deux peuvent s’inverser. Ainsi, dans l’un des tableaux présentés, l’araignée est-elle monstrueusement grande devant la petite maison

Le sous-sol présente d’autres dessins, mais aussi des photographies fortement marquées par les recherches formelles des avant-gardes des années vingt et trente, et des vidéogrammes de Lynch. Surtout, une petite salle de projection permet de découvrir ses premiers courts-métrages. De ces premiers tâtonnements de cinéaste, Lynch a déclaré : « Je m’en souviens parfaitement, il n’y avait même pas d’inter-images sur la pellicule ! Il n’y avait qu’un flou rayé ! On discernait vaguement une espèce d’image, mais étirée tout du long comme du caramel ! Je n’ai pas cessé de repasser ce film entre mes doigts, mais il était complètement foutu. Il y avait un récepteur cassé dans la caméra, et la pellicule s’enroulait par la fenêtre de la caméra librement et non image par image. » (Chris Rodley, Entretien avec David Lynch, p. 31) Cet accident inspire le peintre...

Dans l’histoire du cinéma.

Après avoir dessiné le film d’animation Six Men Sick (Six hommes tombant malades, 1967), il décide d’élargir sa palette en mêlant animation et prises de vues réelles. Ce sera The Alphabet (1968). Un second accident inspire de manière très marquante le peintre devenu apprenti-cinéaste : « Ma fille Jennifer venait de naître et j’ai enregistrer ses cris avec un magnétophone Uher qui était cassé. Je ne savais pas mais le résultat était génial. » (Ibid.) L’enregistrement servira de bande sonore au court-métrage. Ces premiers essais sont remarqués par l’American Film Institute qui lui attribue une bourse pour réaliser The Grand-Mother (1970).

Ces courts-métrages sont les premières occurrences de motifs chers à l’artiste. L’alphabet rappelle les lettres sous les ongles des victimes de Bob, l’assassin de Twin Peaks : Fire Walk With Me (1992), préfigurées par une expérimentation filmique antérieure où les « femmes mécaniques » se transforment en machines à écrire. L’alphabet symbolise l’école et l’accès à la communauté. En ce sens, la pathétique récitation par coeur à laquelle se livrera John Merrick dans Elephant Man, sert à prouver son humanité. Le corps, dans les tout premiers films de Lynch, est déjà omniprésent. Dans The Grand-Mother, les lieux et l’action sont superposés plutôt que juxtaposés. Cette singulière verticalité a tendance à entraîner le mouvement des yeux du spectateur de haut en bas ou de bas en haut. Cette particularité annonce celle des escaliers sans fin de Island Empire (2006), pour citer l’occurrence la plus récente. Le tableau animé Six Men Gettting Sick présente le tube digestif de six hommes vomissant. Lynch aime s’engouffrer dans l’entre-deux technologique.

La série Lumière and Cie est un hommage à l’invention du cinématographe par les frères Lumière, tourné avec leur caméra. L’attachement de Lynch à la plasticité de la pellicule, manifeste dès ces premiers essais, l’est tout autant dans Island empire qui est le résultat du kinescopage (enregistrement d’un signal vidéo numérique vers une pellicule 35 mm) : « La qualité et joliment effroyable, mais j’aime ça. Cela me rappelle le 35 mm des premiers temps quand il n’y avait pas tant d’information dans l’image ou dans l’émulsion. » (entretien avec David Lynch sur wired.com).

Des métamorphoses.

Au niveau thématique, les oeuvres plastiques de Lynch renvoient naturellement aux mêmes obsessions que celles de ces films. Par exemple, les animaux, qu’ils s’agissent des chiens comme des insectes, sont omniprésents. Ces derniers sont toujours là, le plus souvent invisibles à l’œil nu, mais bien là. A la suite d’Eisenstein, à qui nous empruntons cette citation (Pascal Bonitzer : Décadrages : peinture et cinéma, Cahiers du cinéma, 1995, p. 87-88), David Lynch s’est également rendu compte qu’« un cafard en gros plan paraît cent fois plus redoutable qu’une centaine d’éléphants pris en plan d’ensemble. ». D’une manière générale, David Lynch joue sur les proportions pour susciter l’émotion. Il grossit les traits et les figures auxquels il veut donner de l’importance. Les êtres y sont en croissance, en réduction, en mutation. L’insecte peut être envisagé comme une réminiscence du cafard que devient Grégoire Salsa dans La Métamorphose (1912) de Kafka...

Les métamorphoses sont aussi, et surtout sémantiques. Le tableau intitulé « Billy finds a Book of Riddles Right in His Own Backyard » / « Billy trouve un livre d’énigmes dans son propre jardin » est à ce titre significatif : il renvoie explicitement à Blue Velvet (1986). Un film remarquable pour sa résistance à toute rationalisation trop poussée, alors même que des clés d’interprétation paraissent à notre portée. Le personnage Bob, double inachevé et frustre de l’artiste – mais assumant pleinement cet état « brut » – dont le nom est souvent inscrit sur les toiles, peut être lu à l’envers, selon le principe du palindrome : jeu de miroir que l’on retrouve dans tous ses films...

On sait que Bacon, influencé par le flou de bougé spécifiquement photographique, frottait l’huile non sèche de certains parties de ses tableaux afin d’obtenir des traînées flous particulièrement dynamiques... Lynch manifeste aussi la même tendance à réduire à des masses colorées uniformes les fragments d’espace, à en cerner les contours à l’aide de traits noir, à accentuer les ombres qui quasi liquide, doubles inquiétants des personnages, semblent toujours menacer de les absorber. Si l’on remonte plus loin dans cette généalogie des affinités électives, Bacon ayant fortement été marqué par des figures monstrueuses de Picasso, l’on peut considérer certaines figures récurrentes de Lynch, tant dans ses oeuvres plastiques que dans ses films, comme le bébé d’Eraserhead dont la tête ressemble à celle d’un mouton ou d’un lapin écorché, comme une réminiscence de cela...

Les toiles et les dessins de Lynch font songer bien sûr aussi à Dada, au Surréalisme, mais aussi, à l’expressionnisme. Ce que William Rubin déclare sur les rapports entre les « action-paintings » de Jackson Pollock et l’automatisme pourrait s’appliquer à l’œuvre de David Lynch : « Ce que Pollock a pris au surréalisme, c’est une idée – l’automatisme – plutôt qu’une manière » (William Stanley Rubin : Art dada et surréaliste, Paris, Seghers, 1976). De nombreux critiques ont cru reconnaître un héritage direct. David Lynch est plus nuancé. L’automatisme désigne une forme de création selon un procédé technique susceptible d’être répété. Ce n’est pas la technique elle-même qui est créatrice. Lynch se démarque donc de l’écriture automatique des surréalistes qui est une manière de créer : « ce serait plutôt comme prendre des bouts de textes qu’on a écrits, ou même que quelqu’un d’autre a écrits, les hâcher menu et ensuite les réarranger au hasard, puis les jeter comme certains le font, et puis lire ce que ça donne ; ça peut être extraordinaire. Ça peut donner naissance à quelque chose de nouveau. Il faut toujours laisser la porte ouverte à d’autres forces pour qu’elles agissent. Quand on est seul, écrire simplement ce qui vous passe par la tête, ça peut être très limité. Il faut, d’une certaine façon, ouvrir, tout jeter et laisser intervenir d’autres choses. Cette méthode fait naître plus d’idées, et elle peut donner des résultats incroyables. En essayant de se mettre soi-même en retrait, on voit parfois des choses étonnantes. » (David Lynch : entretiens avec Chris Rodley, p.18) Cette mise en retrait peut provoquer des réactions qui, elles aussi, sont étonnantes. Réminiscence de l’enfance et de sa part de sexualité gourmande : « J’aimerais mordre mes tableaux, mais je ne peux pas parce que la peinture contient du plomb. » (David Lynch : entretiens avec Chris Rodley, p.18).

Des ressentis.

Cependant, David Lynch s’avoue plus volontiers proche de Francis Bacon, d’Edward Hopper et du Douanier Rousseau que des actions-painters ou des surréalistes. Selon ce que rapporte Michel Chion, il lui est arrivé de déclarer avec une certaine fatuité que son admiration pour Edward Hopper n’a d’égal que son plaisir à revoir Eareserhead (Michel Chion, David Lynch, p.14) : « Edward Hopper est un autre peintre que j’aime beaucoup, mais plus pour le cinéma que pour la peinture. Dès qu’on voit ses œuvres, on se met à rêver. Il m’est arrivé la même chose avec Bacon – je suis capable de décoller avec ses tableaux, comme avec un morceau de musique. » (David Lynch : entretiens avec Chris Rodley, p.17)

Non, décidemment, Lynch n’est pas une « énigme » comme on nous le ressasse : c’est un auteur qui croit avant tout aux « images-sensations », à la « sensation de l’image » même et surtout lorsqu’elles ne font pas sens de manière rationnelle. Et tant mieux ! Les oeuvres plastiques et les films de lynch résistent définitivement à l’analyse : ce sont des images et des sons qui doivent être ressentis, vécus en faisant abstration de toute tentative d’interprétation.

Laurent Garreau et Yannick Vigouroux, avril 2007

++++INFO+++

http://www.davidlynch.com/ : Le site payant de David Lynch.

« The Air is on fire », du 3 mars au 27 mai 2007, exposition à la Fondation Cartier (fondation.cartier.com), 261, boulevard raspail, 75014 Paris (tél. : 01 42 18 56 50). Catalogue de l’exposition, /The Air is on Fire/, coédition Fondation Cartier-Xavier Barral, disirbution Actes Sud. 452 pages, 50 euros.

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