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Raoul Dufy, couleurs déployées à l’ombre de Cézanne

L’exposition "Raoul Dufy, l’ivresse de la couleur" est installée pour tout l’été à l’hôtel de Caumont, Centre d’art, à Aix-en-Provence (jusqu’au 18 septembre). C’est tout naturellement que les commissaires cette exposition organisée dans la ville de Paul Cézanne insistent sur les liens qui existent entre les peintures du plus âgé et du plus jeune. Trente huit ans les séparent.

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Raoul Dufy est né en 1877 sous une autre lumière, celle du Havre. Dès 1903 il séjournera régulièrement en Provence, notamment à Marseille et Martigues où il rencontrera Georges Braque et André Derain. La révélation de la voie ouverte par l’aixois a lieu pour lui en 1907 lors de sa participation au Salon d’Automne à Paris, durant lequel était organisé un hommage à Cézanne décédé l’année précédente. A partir de cette rencontre l’influence de celui-ci se fera sentir sur la manière de peindre de Dufy. Le natif du Havre va expérimenter la touche constructive de Cézanne dans des lieux proches de ceux qu’avait fréquenté le maitre d’Aix. C’est donc sans surprise que l’on découvre dans la première salle de l’exposition diverses œuvres faisant référence à l’Estaque, comme Paysage de l’Estaque, 1910 et Arbres à l’Estaque, 1908. Celui qui avait peint les bords de mer en Normandie s’intéresse aussi aux ports de Provence comme dans Bateaux à quai dans le port de Marseille, 1908 et Barques aux Martigues, 1907.

Le questionnement sur les systèmes de représentation, initié par Cézanne et repris par Braque et Picasso durant leurs recherches cubistes, conforte des jeunes artistes, comme Dufy, dans leurs désirs de rupture avec l’expérience visuelle. Il suffit d’examiner les toiles fauves ou cubistes de Dufy pour constater que pas plus que Braque, Picasso, Matisse ou Léger, il ne s’est jamais mis à tourner autour des barques, des compotiers ou des bouquets de fleur afin d’en proposer la représentation par la somme de plusieurs visions. La révolution cubiste n’est pas celle de la vision mais celle de la représentation, le remplacement d’une simple affaire d’optique par une « stratégie des signes » selon la formulation de Jean Laude. Ses toiles peintes en compagnie de Braque (son cadet de cinq ans) soutiennent largement la comparaison avec celles de ce dernier qui, pour assurer la cohésion de l’ensemble, doit distribuer sur la totalité de la toile des éclats de lumière et marquer de manière souvent arbitraire les "passages" entre les plans et entre les blocs. Dufy a sans doute mieux appris la leçon et la manière cézannienne.

Dans la toile Arbres à l’Estaque (1908) il distribue les rôles : la couleur ocre de la route assure la frontalité de la composition, aidée en cela par la franche présence de l’oblique de l’arbre de droite ; les effets volumiques sont localisés sur les troncs, le traitement du feuillage d’un très cézannien vert-bleuté permet d’indiquer la circulation d’une fluidité aérienne. Les troncs d’arbres de Dufy ne sont pas cernés par un trait et l’œil peut poursuivre son chemin dans tous les sens à l’intérieur de l’œuvre en utilisant les “passages” multiples et complexes du Cézanne des dernières œuvres.

Dès ces premières créations sous le soleil de Provence Raoul Dufy va mettre en place un autre système plastique, ensuite fondamental pour toute la durée de sa production plastique : l’autonomie du dessin et de la couleur. Là aussi il a pu trouver l’exemple dans certaines peintures de Cézanne, comme Le Vase bleu, 1890, où le trait de contour des pommes se sépare manifestement des taches de couleur. C’est dans les aquarelles que le maitre d’Aix utilisera le plus souvent cette dissociation du dessin et de la couleur, les deux éléments fondamentaux de la peinture. Dans l’aquarelle Pins à l’Estaque, 1908, le dessin à l’encre de Chine de Dufy se décale délibérément des premières indications crayonnées et aquarellées.

L’écart entre la ligne et la couleur est ici si manifeste qu’il ne peut être fortuit comme pouvait l’être celui antérieur mais minime des Barques aux Martigues,1908. Raoul Dufy va développer l’usage pictural de cette dissociation dans de multiples créations.

Par la suite il débute par la mise en place d’aplats colorés que l’on pourrait dire abstraits précédant une reprise par des tracés graphiques figuratifs exécutés du bout du pinceau. Dans les créations de Dufy, si le système de la couleur est primordial (au sens de première installée, soubassement de l’œuvre) il ne saurait fonctionner seul, indépendamment du dessin et du sujet représenté. L’ordonnance de la peinture de Raoul Dufy d’abord plastique, formelle, ancrée dans le système poïétique de la peinture, n’empêche pas qu’elle se déroule aussi sur le plan du langage. La peinture de Raoul Dufy parle, dit, raconte la vie quotidienne et la fête.

La présente exposition d’Aix en montre de multiples exemples de l’indépendance du dessin et de la couleur-lumière. C’est valable aussi bien lorsqu’il traite des paysages comme dans La Jetée promenade à Nice,1924–1926 que lorsqu’il prend comme motifs des vues depuis un de ses appartements comme La Console jaune aux deux fenêtres, 1948. Dans cette œuvre et dans d’autres comme les vues des ateliers, l’artiste réussit à donner une égale luminosité aux espaces intérieurs ou extérieurs. C’est toujours avec la même assurance colorée et son élégante dextérité graphique qu’il travaillera diverses natures mortes telle la Coupe de fruits, 1948. Pour ce natif du Havre la fête se déroule souvent sur l’eau comme dans la Régates aux mouettes, 1930. Là encore la couleur bleue et verte de la mer ainsi que les voiles d’un jaune plus ou moins vif sont mises en place avant la reprise rapide aux pinceaux des indications figurant les vagues, les bateaux, le drapeau et les oiseaux. C’est sans doute aussi grâce à ce système, séparant dans le temps pour mieux les réunir dans l’espace, la couleur et le dessin que Raoul Dufy, avec quelques aides dont celle de son frère, est parvenu à peindre en peu de temps une des plus grandes œuvres, par la taille, peinte au monde : La Fée électricité, 1937 (10 x 60 m) . Cette œuvre majeure de l’artiste n’est pas présente dans l’exposition : elle est seulement évoquée par une installation immersive multimédia. On sait que la société Culturespaces, propriétaire du lieu et coorganisatrice avec le Musée d’art moderne de Paris de cette exposition, promeut ce genre de manifestations qui rencontre un certain succès auprès d’un public non averti. Dans cette exposition les visiteurs ont la chance de pouvoir apprécier, dans la proximité, les luminosités proprement picturales qui rayonnent des toiles de Raoul Dufy. Chacun peut déambuler à son rythme pour apprécier les matières, les couleurs ainsi que les subtiles transparences présentes dans des créations de dimensions variées. Pour fin de l’exposition c’est tout l’inverse qui est proposé : un visionnement à l’accéléré d’images recadrées avec divers effets dus à des lumières projetées, mouvantes avec des superpositions fictives. Certes c’est spectaculaire mais nous voilà dans un monde tout autre que celui que Raoul Dufy cherchait et réussissait à nous faire partager par ses peintures. Pour finir disons que l’exposition de cet artiste est intéressante à voir, bien construite avec des thématiques judicieuses : Sur les pas de Cézanne, Paysages maritimes, Baigneuses, Ateliers et modèles, Fleurs et bouquets, Livres illustrés. On peut juste s’abstenir de rester devant la « transmutation » finale.

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++INFO++
HÔTEL DE CAUMON CENTRE D’ART, AIX EN PROVENCE RAOUL DUFY, L’IVRESSE DE LA COULEUR Jusqu’au 18 septembre 2022

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