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Pour une archéologie du banal contemporain : Ceal Floyer

CEAL FLOYER à Kerguéhennec

Une œuvre d’un intérêt majeur dans la continuité des travaux amorcés, naguère, par Robert Barry, Terry Fox ou Paul Kos dans le contexte de la recherche sémiotique. L’artiste nous invite à repenser les notions de sensation et de goût par le biais de configurations temporelles diverses saisies dans la banalité du contemporain.

Voir en ligne : www.lisson.co.uk

C’est au Domaine de Kerguéhennec, centre d’art contemporain et propriété du département du Morbihan que l’artiste Ceal Floyer expose ses oeuvres. Sur la proposition de Frédéric Paul, directeur artistique du Domaine, l’artiste Britannique, résidant à présent à Berlin, a inauguré l’exposition qui lui est consacrée, le 21 avril dernier. L’œuvre de Ceal Floyer me paraît d’autant plus importante que sa situation, encore marginale en France, lui confère un rôle privilégié dans l’interrogation délicate du Zeitgeist, notion hegelienne, que je transposerais, en français, par le choix d’une notion plus courante de laquelle émane d’emblée une tonalité plus légère, plus superficielle, plus proche de la mode aussi : « l’air du temps ». Or, cet « air du temps » qui échappe aux frontières politiques et qui s’en nourrit, modèle l’individu et se traduit par des comportements peu ou prou extériorisés qui expriment des structures mouvantes et successives ou, pour parler le langage de Norbert Elias, des « configurations » historiques particulières qui témoignent des rapports existant entre les sociétés et leurs « sujets ». Le parti pris de la recherche menée par l’artiste participe d’une archéologie du banal contemporain qui n’est ni étrangère à un travail de mémoire ni à un questionnement des genres et des concepts auxquels l’homme ordinaire tentera de se soustraire. Ceal Floyer (ré)invente le banal contemporain grâce aux arts de faire, ruses subtiles, tactiques de résistance par lesquelles elle détourne les objets et les codes et, se réapproprie l’espace et l’usage à sa façon.. Une entreprise menée sous l’angle d’une critique qui rappellera les travaux amorcés, naguère, par Robert Barry, Terry Fox ou Paul Kos dans le contexte de la recherche sémiotique.

Or, pour comprendre les aboutissants d’une telle démarche, il me paraît primordial d’interroger dans leur conflictuelle opposition et inévitable complémentarité des notions aussi fluctuantes que celles se rapportant à la sensualité, aux couleurs ou si l’on s’en tient à une définition plus sociale de chacune d’entre elles, à une anthropologie du goût et son contraire, le mauvais goût. Ce qui revient à considérer le travail de Ceal Floyer comme une contribution à une histoire du sensuel ; sujet peu abordé si l’on excepte la réflexion majeure, Structure de l’Iki, du philosophe japonais et disciple de Heidegger, Kuki Shizo, éditée dans l’entre-deux-guerres et qui, depuis, n’a jamais été poursuivie. D’une manière surprenante, la question du goût, y compris d’un point de vue de l’historiographie occidentale, demeure une question marginale alors qu’elle façonne l’imaginaire, véritable moteur de nos sociétés contemporaines ébranlées par des crises identitaires qu’accentue le phénomène de la mondialisation. Pour en saisir les nuances, interprétées à l’aune des milieux socio-culturels et des aires géographiques rencontrés, Ceal Floyer ne peut limiter son propos à la considération du seul langage organique. D’où l’incorporation, dans son œuvre, d’autres modes de communication que l’anthropologue américain Edward T. Hall a pu appeler les « langages silencieux », ou mieux, car ils sont moins et en même temps infiniment plus que cela, les « dimensions cachées » : toute cette panoplie d’attitudes secrètement ou ouvertement formulées face aux enjeux quotidiens que sont nos définitions implicites de l’espace, du sens et du temps, qui modèlent profondément nos comportements.

« Si l’œuvre si précise de Ceal Floyer nous touche d’une façon si originale, c’est parce qu’elle suggère un climat » affirme Frédéric Paul. Une œuvre qui rappellera un « je ne sais quoi » ou « le presque rien » de Vladimir Jankélévitch par son refus de tout substantialisme mais aussi par ses réflexions qui se font surtout attentives au problème existentiel de la durée et de l’instant. Plus qu’un inventaire incongru évoquant la démarche de l’écrivain Georges Perec, cette œuvre est symptomatique de son pouvoir à manifester dans ses dits et non-dits, un art de vivre, un plaisir, une élégance mais aussi une certaine ostentation non dépourvue de sobriété et même de renoncement. Si l’historien d’art allemand Max J. Friedländer affirmait, non sans provocation, qu’une chaussure nous en apprenait plus sur une civilisation qu’une cathédrale, je pense pouvoir dire, pour ne citer qu’un exemple, que l’installation de Ceal Floyer, Hélix (2001), visant à combler tous les trous circulaires d’un pistolet d’architecte avec des objets cylindriques usuels aux diamètres correspondant, nous en dit davantage sur l’absurde poésie de notre temps que les diatribes d’un Jacques Rancière sur l’esthétique1.

Nous ne trouverons chez Ceal Floyer aucun signe de consensus post-idéologique (dans le choix, révélateur, d’un intérieur blanc accompagné d’un fond sonore et légendé du seul Look as if you understand ) qui peut-être, par définition, l’un des aspects les plus anecdotiques, donc les plus datés d’une période marquée par une brusque accélération de l’histoire qui n’est que l’accélération du monde de la communication et dont le corollaire se dessine, dans les faits, et parallèlement, par un véritable désenchantement aux manifestations à la fois multiples et ambivalentes. Ce désenchantement se traduit non seulement par des décalages chronologiques plus ou moins importants mais aussi par une prise de conscience d’une nécessaire défense du patrimoine, de la convocation d’une mémoire nationale atrophiée, dont on ne parle tant que parce qu’il n’y en a plus. La mémoire, qui n’est pas comme l’histoire, une représentation du passé mais un phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent éternel, (re)devient un phénomène en partie privé concomitant, en cela, d’une exploration visuelle de l’œuvre d’art qui est d’un type très certainement nouveau en ce qu’elle participe à l’élaboration d’une réponse qui ne se borne plus au simple rôle, limité, d’un indicateur idéologiquement déterminé. L’exemple-princeps nous est donné par l’œuvre de Ceal Floyer en ce qu’elle s’offre à ce que Bachelard appelait « une lecture muette ».

Ne pas perdre contact avec son temps – pour ne pas dire avec le temps. N’est ce pas là le constant souci de Ceal Floyer ? Ainsi, Goldberg Variation (2002) se donne pour but de rechercher toutes les versions enregistrées des Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach disponibles dans le commerce et empiler les interprétations du thème initial de façon à les faire entendre simultanément ; un épuisement du sens qui rappellera, en peinture, l’œuvre du calligraphe contemporain Qiu Zhijie reproduisant Lanting Xu – Préface au Pavillon des orchidées – du célèbre Wang Xizhi jusqu’à l’obtention d’une opacité complète de sa toile. La référence à Jean-Sébastien Bach est loin, ce me semble, d’être anecdotique. Sa musique est le vecteur de toute l’utopie européenne : fixer à la voix, à la phonè, et de là (pour parler allemand) à la Stimme, un statut digne de ce nom, en préférant une tempérance ordonnée, donc ergonomique, aux intempérances « irrelevantes » de l’intonation juste. Utopie car ce que la pensée du créateur était censée rassembler en un seul éclat de sa voix ne pouvait continuer à être arpégé, c’est-à-dire muré dans le successif. Le son, dans l’œuvre de Ceal Floyer, doit être compris dans une triple acception : retentissement, éclat, scandale. Mais écoutons Lévinas interprétant Biffures de Michel Leiris dont l’œuvre me revient à l’esprit en traversant cette salle lumineuse du château de Kerguéhennec transformée par Ceal Floyer, tandis que raisonne un son étrange faisant écho à celui de mes pas : « alors que, dans la vision, une forme épouse le contenu et l’apaise, le son est comme le débordement de la qualité sensible par elle-même, l’incapacité où se trouve la forme de tenir son contenu - une véritable déchirure dans le monde - ce par quoi le monde qui est ici prolonge une dimension inconcevable en vision ».

Transcendance qui cependant, Levinas dixit, « ne s’impose que dans le son verbal. Les sons et les bruits de la nature sont des mots qui déçoivent. Entendre véritablement un son, c’est entendre un mot. Le son pur est verbe »2. Eprise de blancs et d’ellipses, économe des mots mais prodigue de sourires pensifs à la manière des haïkus, l’œuvre de Ceal Floyer veut encore affirmer que le silence c’est la vie mais une vie réelle où le sujet - non moins réel - n’apparaît qu’au moment où le discours rate ou défaille. D’où la subversion du « je pense, donc je suis » de Descartes en « je pense là où Je ne suis pas et Je suis là où je ne pense pas » que développe Lacan et auquel je ne cesse de songer en rencontrant les œuvres de Ceal Floyer. Cette œuvre est aussi un cri. Elle laisse une trace qui devient signe ; stigmate dans le creux du sujet, cette béance offerte à une écriture des profondeurs d’où sourd le vrai langage ou, pour parler à la manière de Antonin Artaud, cet « incompréhensible » qui vous conduit, de bégaiements en questionnements. Telle cette installation intitulée Drills (2006) : une perceuse. Alors ? Signifiant de l’œuvre, démesure ironique quant à l’observation d’un phénomène enfoui.

1-Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004

2-Emmanuel Levinas, Intrigue de l’infini, Paris, Flammarion, 1994

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++INFO++
*L’exposition de Ceal Floyer a eu lieu au Domaine de Kerguéhennec (56000 Bignan) à proximité de Vannes (Morbihan). Elle est organisée par Frédéric Paul, Commissaire du 21 avril au 17 juin 2007. *L’œuvre, la biographie de Ceal Floyer sont visibles sur les sites des galeries Earst Schipper, Berlin (www.estherschipper.com) et Lisson, Londres (www.lisson.co.uk).
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