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Peindre à Paris en 2007

Quelques propos sur les relations incestueuses entre peinture, dessin et photographie

  • vendredi 2 novembre 2007

Images

Ceux qui ont décidé, dans ce siècle obsédé et fasciné par les images techniques fixes et mobiles, de poursuivre la tâche ardue de la peinture, c’est à dire la production d’images d’un autre genre, savent qu’ils doivent désormais non pas compter avec ce double fantasmé qu’est la photographie mais travailler à partir d’elle et contre elle.


En effet, pour qui regarde ce qui nous est proposé depuis quelques années dans le champ de la peinture, il est inévitable de constater combien la plupart des œuvres semblent répondre d’une manière ou d’une autre au défi que leur lance les images techniques. Nous sommes au-delà des rapports conflictuels mais complémentaires qui ont uni ces deux pratiques durant plus d’un siècle. L’un ne veut plus imiter l’autre, mais l’autre doit désormais combattre avec toutes ses forces pour résister à l’envahissement de l’un. L’envahissement de notre vie par ces images est réel, il est politique et économique, et l’enjeu pour la peinture, s’il est en partie autre, est conditionné par le cadre dans lequel il se manifeste. Mais c’est bien sûr au cœur de sa pratique de la peinture que chaque peintre répond à sa manière, directement ou parfois sans le chercher à cette question lancinante que les autres images lui adressent : qu’est-ce que le réel ? Il est bon ici de rappeler l’une des formulations qu’a données le philosophe Vilém Flusser de cette différence de statut entre les deux images. « Les images anciennes sont des abstractions subjectives tirées de phénomènes, alors que les images techniques concrétisent des abstractions objectives. C’est par cette inversion que s’expliquent la plupart des malentendus qui naissent de la réception des images techniques, et avant tout celui qui consiste à voir en elles des « images objectives du monde environnant ». » (Vilém Flusser, La civilisation des médias, Ed. Circé, p. 62).

A côté du temps vite Ce qui caractérise la peinture aujourd’hui avant toute chose, ce n’est pas ce qu’elle est, un jeu de couleurs et de lignes qui composent sur une surface des figures mais bien des images-objets qui semblent habiter un temps autre que le temps vite de l’excitation quotidienne. La peinture, en effet, immobile et sereine, nous fait pénétrer dans le temps d’une méditation dont tout nous éloigne aujourd’hui. C’est sans doute à partir de cette posture qui est moins due à son être propre qu’à ce moment de l’histoire dans lequel nous vivons qu’il nous faut aborder les images fixes, calmes et brûlantes, qui nous font face. Nieves Salzmann, à la Galerie Arcturus, 65 rue de Seine, nous plonge de manière directe et puissante au cœur de ces questions. Plus exactement, on peut dire qu’elle peint à partir ou à travers une double question celle du cadrage et celle du paysage urbain, mais d’un paysage urbain d’où l’homme est absent. En effet, outre le fait qu’elle accentue ou souligne l’existence du point de fuite de l’espace perspectif au centre de ses toiles, elle fait paraître ce qu’elle montre à travers un cadre décalé par rapport à celui, matériel et concret, du tableau. Ce débordement du cadre peut se faire vers le mur, lorsqu’elle prolonge le tableau par une intervention directe au-delà de ses limites, mais le plus souvent cette intervention se fait à l’intérieur même de la toile. Et c’est là qu’elle est la plus efficace. On voit et par cette limite, ce cadrage qui délimite un second regard, nous nous voyons en train de voir. Ce dont Nieves salzmann prend acte, c’est du fait que notre regard est désormais double, non seulement perspectif mais photographique. En inscrivant un cadre dans le tableau, cadre qui cependant ne rompt pas l’équilibre du visible représenté mais trouble l’évidence de la saisie perceptive, elle nous contraint à savoir que ce que nous voyons n’est qu’une forme de croyance. Nous voyons parce que nous croyons que le visible est ce qui est capté, capturé, par ce cadre. Or il échappe et cela de toute éternité et au cadre de l’appareil et à l’angle plus large du regard « naturel ». Tout regard est culturel, et plus encore tout regard est croyance. Mais que peint Nieves Salzmann ? Des paysages urbains, des routes, des bâtiments, bref le monde de l’homme mais déserté par l’homme. Car il n’y a personne dans ses toiles et pourtant tout parle la langue de l’homme, les angles droits les lignes de fuites, les perspectives fuyantes, tout est géométrique et résultat de calculs. Ainsi, c’est bien un troisième regard qui est exposé devant nous, le regard tel que la pensée humaine rationnelle l’a inventé et construit et dont les routes et les immeubles constituent la preuve la plus irréfutable de l’existence. Platonicien, ce monde l’est sans aucun doute, mais paradoxalement inhumain aussi. Et c’est cette déchirure intime et fondatrice de notre modernité que nous donne à voir Nieves Salzmann dans ses toiles.

Duel En montrant ensemble les dessins et les sculptures de Jean Murgue et les photographies de Marc Abel, la Galerie Prodromus, 46 rue Saint-Sébastien, pose à sa manière cette question des relations entre travail de la main et travail de l’appareil. En effet, les photographies de Marc Abel, en travaillant les ombres et en prenant le parti d’une atmosphère fantomatique, font naître un monde qui est en quelque sorte intermédiaire entre celui des morts et celui des vivants. Et c’est bien cela que nous offre la photographie, la possibilité de nous identifier au visible par la croyance où l’on est qu’elle en capte la réalité. Or, nous le savons, elle est interprétation de la réalité, et l’image n’en est pas la copie mais le symbole des codes contenus dans l’appareil. Ainsi peut-on lire cet effort de transcrire un trouble et de tirer le visible vers le fantomal comme une tentative de rendre compte de manière implicite de ce dédoublement mental auquel nous contraint la photographie. Face à cette dimension abstraite des photographies, il y avait la dimension concrète et matérielle des sculptures et des dessins de Jean Murgue. Et ceux-ci paradoxalement, dans leur manière d’aborder la nature et les arbres, donnent naissance à des paysages tout aussi fantomatiques. Ils semblent en fait creuser le fond neutre du papier et en faire jaillir des formes qui évoquent de manière évidente les négatifs des photographies. Le travail de la main semble conduire vers les arcanes secrètes du visible, en ceci qu’il révèle dans chaque chose l’existence une part d’ombre, de mystère, qu’il montre que chaque chose est hantée par un double secret, invisible à l’œil nu sauf à celui des poètes et des peintres. C’est sans aucun doute ce même arrière plan, de même envers des choses qui hante l’esprit du photographe et du dessinateur, mais l’un, prisonnier d’une croyance en l’indicialité, doit accentuer l’aspect fantomatique du réel pur en rendre compte à où l’autre doit creuser le visible pour en montrer le négatif. C’est entre ces deux postures que se tend la corde de l’art lorsqu’il a trait au réel en ce début de millénaire.

De l’autre côté Il y a aussi des peintres dont le travail ne semble pas avoir à faire avec la photographie. Celui de Christine Ankaoua, montré à la galerie Lavignes-Bastille, rue de Charonne, en témoigne. On connaissait son travail immensément coloré, ses à-plats que des gestes puissants, colorés eux aussi, venaient déchirer de leur vol sans attache. Elle a choisi de renverser le mouvement de sa démarche et de tenter de voir ce que cela pourrait donner de peindre sur la couleur, de la couvrir avec des blancs, de risquer de la perdre en tentant de révéler une part de son mystère. Est-ce que le blanc peut devenir une couleur ? Voilà ce que ces toiles posent comme question. Mais cette question est en fait portée par un doute abyssal concernant la puissance du geste. En effet, diagramme jeté à la face de la couleur, le geste ici est double. Il est encore et toujours ce moment où s’effectue le saut dans le vide qui peut emporter tout vers l’abîme ou soulever l’ensemble de la toile et la faire tenir, tenir absolument comme un monument de légèreté absolue. Mais il est aussi ce qui reste quand le geste devenu obsessionnel du recouvrement, le geste du blanc, de la mort par le blanc, trouve à se suspendre et à laisser paraître un peu du monde d’avant, un peu du monde d’en dessous, un peu du monde de la couleur. Il y a donc deux gestes chez Ankaoua et sans doute dans la peinture en général, celui du recouvrement qui est celui de la mort annoncée de tout et celui de l’affirmation de l’existence contre toutes les forces de la négation à l’œuvre dans le cours du temps. Simplement, ici, dans cet ensemble de toiles, ces deux gestes cohabitent. Mais cette cohabitation n’est pas pacifique au sens où elle ne peut pas être comprise autrement que comme un cri déchirant, une protestation violente contre la condition humaine. L’image n’est rien semblent dire ces toiles, mais sans aucune image, le monde n’est plus. Alors ces taches de couleur émergeant du blanc et ces gestes qui le balafrent sont plus que des aveux, ce sont bien des cris qui nous racontent l’impossible histoire du regard et l’impossible accès à cette autre image qui, derrière le visible ou au-delà des codes des appareils, nous hante comme l’ombre perdue de nos rêves les plus inconnus.

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