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Mihai Grecu - Focus

Mihai Grecu

Extrait de Tabun, cycle Nerve Gas Suite, 1ère partie, 2004
L’univers de Mihai Grecu est sombre, gris et angoissant. Dès le générique, dès les premières ambiances sonores, Mihai Grecu nous entraîne dans des compositions poétiques qui prennent pied dans le réel tout en s’en échappant sans cesse, pour ne jamais véritablement s’en éloigner. Ses regards se posent sur le monde qui l’entoure. Il prend ainsi la place de l’homme de fer, au nom si suggestif, comme terreau d’une de ses rêveries, Ironman Platz (une bande annonce de jeu vidéo). La place où il a son appartement, à Strasbourg, depuis qu’il est venu terminer ses études à l’Ecole des Arts Décoratifs. Il est arrivé en France avec une sensibilité très kafkaïenne que l’on associerait volontiers à sa nationalité d’Europe de l’est, mais qui rappelle également les images de Pink Floyd. Il se situe dans une veine artistique surréaliste où il manie la métaphore avec brio, dans une atmosphère grinçante qu’il extrait de nos cadres de vie.


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Ses vidéos sont le fruit de l’association d’une grande maîtrise technique et d’un imaginaire débordant. Son rythme de production est très soutenu, et sa première exposition personnelle au Cube était ainsi très dense et inquiétante. Mihai Grecu projette ses visions intérieures et nous plonge dans leurs atmosphères déshumanisées, absurdes et terrifiées. Sans cesse il produit des images qui portent la marque d’une perception sceptique des évolutions de nos sociétés, et des peurs qui les habitent de plus en plus.

Entre 2004 et 2005, Mihai Grecu réalise The nerve gas suite, cycle de trois vidéos-poèmes : Tabun, Sarin et Soman. En s’emparant des noms de gaz utilisés pour les armes chimiques, il situe d’emblée le parcours qu’il entame dans le contexte du XXème siècle. Certains diront qu’il s’agit plus encore de science-fiction, et il est vrai que les paysages qu’il met en scène peuvent être associés à un avenir aux allures apocalyptiques. En même temps, rien ne justifie vraiment cette lecture dans ces trois vidéos. Elles sont basées sur un constat qui est bien propre au XXème siècle puisqu’il s’agit de comprendre le déplacement essentiel qui a modifié les stratégies guerrières : il ne faut plus désormais viser le corps d’un ennemi, mais son environnement. C’est la pensée fondamentale de la terreur, dans un sens explicite et contemporain ? [1] . Les images de Mihai Grecu prennent acte de cette modification. On n’y trouve aucun corps décharné, ni même blessé. Les dégradations de la vie humaine se font par l’intermédiaire de leur atmosphère qui devient viciée et contamine nos regards et nos capacités à exister.

Il n’y a pas de guerre à proprement parler, mais la terreur s’est installée et nous inquiète intimement. C’est cette atmosphère que dépeint Mihai Grecu, il met en images les fantasmes de fin du monde, de menace généralisée, qui imprègnent les modes de vie de ce début de XXIème siècle. Il ne cherche pas à projeter des avenirs sombres plausibles, reliés de manière scientifique au réel. Au contraire, il cultive des situations de perplexité qui ne sont pas des prévisions de l’avenir mais explorent les dimensions discrètes, cachées du présent. Nerve Gaz Suite met à jour la terreur qui imprègne nos sociétés depuis les premières attaques au gaz où l’individu s’est aperçu qu’il pouvait être menacé dans une de ses dimensions biologiques dont il avait peu conscience : son activité respiratoire. Sans qu’il n’y ait forcément de présence humaine guerrière à proximité, ses capacités à vivre peuvent être violemment diminuées, et cette nouvelle donne a marqué profondément les esprits.

Dans Tabun, les premières images montrent un avion militaire qui survole des paysages nuageux. Il est opaque et guerrier. Puis les images s’enchaînent en plans fixes ou animés et montrent l’urbain dans ses facettes délaissées. Le son est légèrement présent, il accentue l’impression d’étrangeté et se retire par moment pour laisser toute sa place à la forte expressivité du silence. La caméra se focalise sur des bâtiments abandonnés ou encore parcellaires, sur des objets qui attendent dans leur coin un hypothétique trajet vers la décharge. Rien qui ne soit étranger à nos univers de vie jusque là. Puis les visions s’emplissent d’étrange : une chaise est en lévitation, un coeur géant et visqueux respire au fond d’une baignoire. Les techniques d’animation sont utilisées pour se glisser au sein du réel et le modifier, suggérant ainsi la vie sous-jacente aux objets. La perception est surréaliste, le gaz toxique a étendu son emprise et déjoue nos repères en perturbant le réel. Tout est froid et inquiétant. La seule personne humaine que l’on croise a un comportement distancié et aux allures insensées. Son double l’accompagne et ils se font face, immobiles, assis sur des chaises disposées hors de la ville dans un paysage désert.

Sarin continue le parcours en incluant cette fois un rapport d’intimité avec certains personnages. La caméra fixe des visages indifférents et ausculte leurs reflets, se déplace de l’un à l’autre, d’une solitude à une autre. Nous sommes dans la ville, dans une proximité avec du béton illuminé par la lumière blafarde des néons. Les personnages se côtoient dans un ascenseur sans échanger, et se démultiplient sans sortir pour autant de leurs isolements. L’urbain contemporain est dépeint dans ses facettes déprimantes et ses figures qui dépérissent.

Le cycle se clôt avec Soman. Les images alternent entre des focus sur deux personnages, un homme et une femme qui apparaissent dans des positions de repli ou d’angoisse, et des séquences sur une équipe de dégazage. Protégés par des vêtements hermétiques et des masques, cette équipe symbolise bien les peurs qui sont associées au gaz. On les voit transporter des récipients sur lesquels le spectateur projette tous ses fantasmes. Mihai Grecu filme aussi des séquences où on les voit allongés au sol procéder à des gestuelles incompréhensibles. La fin du cycle apporte une vision plus concrète de la nocivité des gaz. Le personnage féminin ouvre la bouche pour former un cri qui nous est inaudible, et M. Grecu en profite pour y insérer des animations d’une ville en mouvement. Une métaphore de l’affolement des populations à l’idée de ces menaces terroristes, qui leur font comme les gaulois craindre que le ciel ne leur tombe sur la tête.

Entretien :

Comment et pourquoi as-tu choisi ces gaz ?

Tout petit j’étais très intéressé par la chimie, et plus particulièrement pas les poisons. Ils me fascinaient. J’avais gardé en tête ces noms de gaz toxiques car leurs sonorités m’ont toujours semblé très étranges. Lorsque j’ai voulu faire un travail sur la peur des attentas, sur l’angoisse urbaine qui s’est accentuée avec la menace du gaz, ces trois noms, Tabun, Sarin et Soman, se sont imposés.

Que veux-tu donner à imaginer et à penser par ces références au gaz ?

Je ne fais pas de la science-fiction et je ne cherche donc pas à proposer un avenir plausible à nos sociétés. Au contraire, je cherche à accentuer l’impression de perplexité, d’incapacité à expliquer, à établir des liens de cause à effet. J’essaie de rendre visible une dimension importante en Occident : l’angoisse, la terreur, qui se sont intégrés aux modes de vie.

En quoi ta nationalité roumaine a-t-elle influencé ce travail ?

En Roumanie, il y a plein d’endroits glauques, pourris. On ne trouve plus rien de lisse ou de net, les bâtiments sont malades, mais tous sont des architectures de type HLM. Tout ce qui préexistait à la période communiste a été rasé. J’y suis habitué, ils n’attirent plus mon attention. Par contre, j’ai été d’autant plus choqué en France quand j’ai découvert des endroits tout aussi glauques mais qui avaient une autre étrangeté puisqu’ils n’étaient pas uniformes, qu’ils prétendaient à une innovation architecturale ou à une filiation historique. Ce sont ces endroits mixtes, qui peuvent être lisses mais couverts de graffitis, qui m’intriguent et attirent mon imaginaire.

C’est je pense une sensibilité qui me vient de Roumanie, de cette absence de diversité architecturale qui m’a entouré pendant mon enfance. Lorsque je retourne là-bas, je n’ai pas le désir que j’ai ici de faire des images et de construire un regard à partir de ce que je vois. J’y ai parfois filmé un peu, mais toujours dans la finalité d’intégrer ces séquences dans des vidéos qui se focalisent sur les sociétés occidentales. Ce sont elles qui m’intéressent. www.mihaigrecu.org

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++INFO++
  • Expositions Orcaille
Galerie HAPTIC à la Maison Rouge 10, bld de la Bastille

Vernissage le 4 mai de 18h à 21h Exposition du 17 mars au 6 mai de 11h à 19h nocturne le jeudi jusqu’à 21h, jusqu’au 14 mai

  • ORCAILLE, le film
Une production du Collectif Orpaille (Paris)

Sylvain AMSTAD, Johan BERARD, Thibault GLEIZE, Mihaï GRECU, Julien JAMET, Pierre PERNIX, Mathieu SCHOETTL

Première projection et exposition autour du film à : Béton Salon 1 rue des Minimes Paris 3ème à partir du 18 mai 2006. orcaille.free.fr

++Notes++

[1] Peter Sloterdijk, Ecumes. Sphères III, Maren Sell éditeurs, 2005, p.84.

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