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La vidéo à l’épreuve de la disparition (F.Menini)

La vidéo à l’épreuve

  • mercredi 21 mars 2007
Fiorenza Menini,
Untitled, vidéo, 28 min, 2001.
Fiorenza Menini est vidéaste. Dans son oeuvre de 28 min, Untitled, elle constate (sans le savoir) la disparition de milliers d’individus lors du double effondrement des tours du TWC à New-York le 11/XI.

Voir en ligne : www.fiorenzamenini.net

1) [1] Untitled c’est Pearl Harbour filmé par la caméra fixe de Warhol, celle qui avait servi a fixé pendant huit heures l’image de l’Empire State Building. Pearl Harbour a entraîné le déclenchement de la Guerre du Pacifique, le 11/IX, l’intervention US en Afghanistan et en Irak, sans que l’on puisse prédire la fin de la série des enchaînements guerriers. Quelle est l’image qui témoigne le mieux d’un tel événement « Et déjà s’agit-il d’un événement » Le philosophe du politique J.Rancière se trouvait ce jour-là dans son hôtel à quelques kilomètres de là : lui a compris ce qui se passait en voyant la scène de ses fenêtres. Pour autant, il refuse toujours de reconnaître un événement politique.

2)La condition esthétique « moderne »

Fiorenza Menini déclare qu’à partir du moment où elle appuie sur le bouton start, la caméra enregistre tout, la privant ainsi de toute mémorisation personnelle. L’appareil vidéo a, là aussi, fonctionné comme le système Conscient de Par delà le Principe de plaisir de Freud : comme dispositif de pare-excitations. L’appareil vidéo a protégé l’appareil psychique en l’innervant, pour reprendre une expression utilisée par Benjamin, qu’il tenait de Fiedler. Nous vivons une ère historique, celle de l’ « esthétique du choc » (Benjamin), où il vaut mieux, plus que jamais, que la psyché ne sorte pas en « simple appareil » : ayant à affronter directement les stimuli extérieurs. Plus que jamais, la psyché ne peut être nue (mais elle ne l’a jamais été), d’où le règne mondial des prothèses de communication et d’enregistrement de tous ordres. Ce qui permettra à Fiorenza Menini de tenir sans panique devant le nuage de débris qui s’avance vers elle, c’est qu’elle tient au bout du bras un appareil et qu’elle vit à son rythme. Chez elle, la vidéo est aussi un engagement personnel de l’artiste. Dans bien des vidéos, comme celles de Marie Legros [2] , il y va d’une épreuve physique, en général imposée au sujet filmé, comme si une loi inconnue l’assaillait jusqu’à l’exténuation. Ici, l’épreuve a transformé FM en témoin alors qu’elle ne faisait que passer par là, flânant du côté de Brooklyn, et qu’il lui faudra attendre la chute de la première tour pour que s’impose la décision de filmer.

2)Nécessité de la représentation

Ce sera la seule qui, parce qu’elle est bien innervée, lèguera un document, lequel est plus qu’un document, dont la fixité relève de la performance physique et psychique. Les autres vidéos que l’on aura pu voir, fort nombreuses, sont tremblantes et souvent chassées par le nuage de débris, qui se révèlera après, toxique. C’est l’appareil qui permet de tenir à distance la scène traumatique, comme le montrait déjà Kracauer qui en concluait avec raison à la nécessité de la représentation qui tient à distance l’objet qu’elle pose en face d’elle pour lui donner une consistance et pour s’en préserver. Sans représentation, la chose vue est prise dans un flux temporel où elle disparaît. Il en va de même du flux de conscience (Fiedler [3]).

3)La communauté médiatique est celle de la simultanéité

De l’événement Fiorenza Menini ne saura rien : au début, se trouvant du côté de Brooklyn, elle croit comme tout le monde qu’il s’agit d’un incendie accidentel et comme les pylônes de télécommunication se trouvaient sur l’une des tours, il n’y aura aucune information sur l’événement. Cherchant à rentrer sur Manhattan, l’île est bloquée par les services de sécurité, inaccessible, elle restera des jours sans savoir exactement ce qui s’est passé. Ce n’est qu’en rentrant à Paris qu’elle trouvera des individus surinformés par les média. De la même manière, ceux qui se trouvaient dans la seconde tour n’ont pas su que la première s’était effondrée. A rebours des sociétés de la narration, où la temporalité est celle du in illo tempore, les média inaugurent une temporalité de la nouveauté qui est aussi celle de la marchandise. Les média, ce jour-là ont réussi à créer une brève communauté mondiale et sentimentale dans la synchronie de la simultanéité qui n’est pas la dimension diachronique de la contemporanéité. En effet, seuls les appareils nous rendent contemporains les uns des autres. Mais comme il n’y a plus aujourd’hui d’appareil dominant du fait de l’imposition de la proto-écriture numérique à tous les anciens appareils projectifs (perspective, camera obscura, musée, photo, psychanalyse, cinéma, etc), alors le sentiment de contemporanéité fait défaut, d’où la désorientation décrite par Stiegler [4].

4)Il n’y a d’événement pensable qu’appareillé

Malgré ses conséquences encore incalculables selon une chaîne de causalité prévisible dès le début (les étasuniens ne pouvaient pas ne pas lancer une terrible contre-offensive vers un ennemi quelconque, ayant été atteint en plein coeur pour la première fois), visiblement une nouvelle ligne de front politico-militaire est en train de se créer à l’échelle mondiale, malgré tout cela, l’événement n’aura pas fait époque. Seuls les appareils font époque parce qu’ils structurent l’accueil de l’événement, qui se trouve donc configuré par eux. Un événement sans appareil, sans surface d’inscription, sans support, n’est pas. L’irruption du Vésuve, l’engloutissement de Pompéi et d’Herculanum ne sont des événements que du fait du témoignage de Pline le Jeune et de quelques autres. Il n’y a pas d’événements « naturels ». Ce sont les appareils qui nous rendent contemporains d’un même événement, partageant la même diachronie, alors que les média nous enferment dans la même synchronie d’une illusoire communauté.

5) La vidéo comme suaire

Untitled est une pure vidéo (le son a été supprimé) qu’il faut prendre, par chance, au milieu. Comme le disait Deleuze, les choses commencent toujours par le milieu, une plante commence à croître vers le haut et le bas simultanément par le milieu de la graine. Il faudrait, en même temps, remonter vers la source (la première tour vient de s’effondrer) et descendre vers ce qui va se passer : l’effondrement de la seconde tour, qui ne sera pas enregistré, faute de pellicule. Le laps de temps de la vidéo (28’) est déterminé par ces deux effondrements qu’on ne verra pas mais qui l’encadrent. L’événement a eu lieu, il va avoir lieu (Aïon, selon Deleuze [5] qui distingue chez les Stoïciens Chronos et Aïon). Au milieu, il y a donc une image grise et fixe. C’est une image sans contenu : un nuage enveloppant tout de cendres, un suaire. Tout sera enseveli. Fiorenza Menini se retrouvera seule sur son ponton, absorbée par la poussière qui, un instant, apparaît sur l’objectif en le révélant. Mais la cendre ne s’inscrit pas sur le verre, d’ailleurs le verre ne retient rien, sauf le diamant [6]. Le verre est sans mémoire, ce qui préserve la fonction de perception de l’appareil psychique selon Freud. Ce gris n’est pas celui de l’écran vidéo bombardé aléatoirement par des électrons. C’est la raison pour laquelle, lors de sa présentation au Centre d’arts contemporains du Plateau, le flâneur pouvait s’arrêter devant l’installation vidéo en ayant le pressentiment de quelque chose.

6) La beauté du suspens

F. Menini de retour à Paris, a laissé passer des semaines avant d’avoir la curiosité de voir la bande vidéo. De la bande, elle dit qu’elle est belle. Elle a effectivement le statut d’un suspens, c’est-à-dire d’une finalité sans fin qui peut, à l’occasion, rendre possible le jugement esthétique au sens de Kant, lequel est délié du vouloir et donc de l’éthique. Un suspens esthétique n’entretient en effet aucun lien avec la loi morale, il n’est pas ici le symbole du Bien. Pour le réintroduire dans la sphère de la loi morale, il faudrait une intrigue, terme que Lyotard reprenait à Ricoeur, bref un récit. Dès que l’événement aura été diffusé sur les chaînes TV, il sera mis en intrigue. On cherchera des causes et des responsables, on calculera le chiffre des victimes, on interviewera chefs d’Etat et experts, on le fera entrer dans une chaîne causale où il disparaîtra en tant que tel. C’est la fonction des média de rendre l’événement impensable en rendant impossible un enchaînement sur un quod «  un qu’arrive t-il » Pour les média, où une information chasse l’autre selon la temporalité de la nouveauté, l’événement n’est pas une phrase qui poserait la question du : comment enchaîner ? Au contraire, l’appareil muséal a été le premier en suspendant les oeuvres cultuelles à rendre possible la relation esthétique en termes de contemplation. Dès lors les oeuvres furent pensables comme des événements et inversement. La vidéo entretient aujourd’hui de moins en moins de différences techniques avec le cinéma. Ses installations permettent l’exposition de suspens qui auraient pu être prélevés sur la production cinématographique. L’opération de la vidéo sur le cinéma est alors d’ordre muséal .

7) Il y a deux sortes de traces chez Benjamin

Il peut paraître scandaleux de prononcer l’énoncé : « c’est beau !  ». Mais l’on remarquera que F.Menini ne le dit pas de l’événement, mais du suspens vidéo. C’est le suspens qui sauve l’événementialité de l’événement, alors que les média censés en rendre compte ad nauseam l’ont fait disparaître dans la répétition sans mémoire. Tout se passe, une nouvelle fois, comme si la chose, par exemple le 11/IX, avait été certes vécue, mais que ce vécu n’a aucune consistance tant qu’il n’a pas donné lieu à une représentation écrite ou imagée. C’est Benjamin qui, dans son Baudelaire [7], donne la formule de cela : soumise à l’esthétique du choc, l’aisthesis se dédouble en deux figures de l’expérience et de la mémoire. D’un côté, en réception diurne et désappareillée, inauthentique, au sens où la mémoire ne pourra rien faire de ce qui n’aura pas été inscrit, le ressouvenir ne pouvant enchaîner sur les cicatrices psychiques provoquées par les impacts médiatiques. Il n’y aura pas de véritables traces (Spur) et donc pas d’archives au sens propre dans ce qui constituera seulement une expérience (Erlebnis) de reconstitution quasi-cybernétique de l’appareil psychique. On aura de la scène certes des documents enregistrés, mais qui ne trouveront qu’un usage dans une intrigue de répétition.

De l’autre côté, il faudra tout un travail d’écriture, sur le modèle proustien de l’écriture nocturne, pour reconstituer des traces et donc des archives, lesquelles ne seront donc rien sans la représentation. On le comprend alors : l’expérience vraie (Erfahrung), déliée du vécu, sera la seule à conserver des traces de l’événement, la seule à le préserver pour la remémoration, pour une singularité comme pour l’être-ensemble. La trace n’est donc pas un impact, elle est élaborée par sa représentation dans le cadre d’une écriture qui est dans le cas présent, vidéographique. C’est plus qu’un document produit par les média et la TV, ce n’est pas non plus une fiction, nécessairement soumise à l’intrigue. Dans l’ordre de la comparaison, les très nombreuses citations brutes de décoffrage que mobilise Benjamin dans ce chantier inachevé que reste Paris, Capitale du XIXè siècle, ces citations ne sont que des débris de l’histoire de même ordre que les cicatrices de la psyché soumise depuis lors à un bombardement intensif d’informations. A la grande surprise du lecteur de Benjamin, ces citations sans guillemets ne donnent pas à penser, à la différence de ses propres fragments écrits qui sont de corps et de caractères typographiques différents dans le même volume. La difficulté de lecture qui s’offre consiste déjà à distinguer les documents que sont les citations-impacts et les archives qui sont des images de pensée. Les documents hyper prosaïques sont comme les débris ramassés par le chiffonnier-historien dans le caniveau des rues du XIXè, les réflexions des images de pensée sont les véritables traces élaborées par l’ « historien matérialiste » que voulait être Benjamin. Entre les deux, entre les documents et les traces, il n’y a pas un rapport simple de symbolisation et d’expression, mais tout ce qui est à l’oeuvre dans le processus de l’écriture proustienne. Tout ce qui, comme le montre une étude de Sara Guindani [8], appareille la mémoire de Proust, en particulier un certain nombre de prothèses et d’appareils, dont la lanterne magique et ses plaques, le photographique et ses clichés. L’historien d’aujourd’hui qui se penche sur les vidéos prises après les attaques du 11/XI doit effectuer à partir d’elle une véritable perlaboration proustienne, tout aussi techniciste que la sienne. Ce fut la tâche de F.Menini : produire une image de pensée ayant donc une autre temporalité que celle de la diffusion médiatique, dont on dit faussement qu’elle est en « temps réel », faussement parce que cette notion suppose que pour qu’une action ait lieu en temps réel, elle doit pouvoir s’adapter à la temporalité d’un processus pour l’infléchir.

8)La temporalité de la vidéo d’art

Qu’en est-il de la temporalité de la vidéo d’art, en général ? On pourrait caractériser cet appareil par le privilège accordé au non-développement d’une action. Finalement, ce que nous cherchons à isoler se rapproche de ce que Lyotard, dans un texte posthume, appelait phrase-affect [9]. La phrase affect se présente comme un sentiment, comme un silence dans un discours. Si l’on reprend l’opposition classique, aristotélicienne, entre phôné et logos, elle est irréductiblement du côté d’une phôné inarticulable, du côté des animaux et de leurs cris non discrets, du côté des enfants qui ne connaissent pas encore la loi. On peut en énoncer quelques caractéristiques : la phrase ordinaire, articulée, et la phrase affect ne peuvent se rencontrer, il y a entre elles un différend. Elle peut en effet faire tort à la phrase articulée comme un cri qui vient brutalement interrompre une péroraison. Par rapport aux autres phrases, elle ne comporte pas un univers de phrase, elle n’expose pas un monde, mais signale seulement qu’il y a du sens (du plaisir, de la peine). Ce sens ne se rapporte donc pas à un objet extérieur à lui. Elle ne s’adresse à personne, pas plus qu’elle proviendrait d’un destinateur (pas d’axe pragmatique). C’est donc plutôt un état affectif et le signe de cet état (un jugement réflexif). Elle n’est pas totalement en rupture avec le langage, car tout se passe comme si elle « désirait » être articulée, et une phrase articulée peut la prendre en référence, ce que je fais ici en commentant la vidéo Untitled. Sa temporalité est celle du maintenant, ce qui implique que plus tard on pourra l’évoquer sans pourtant la faire revenir telle qu’elle fut. Tout se passe comme si ce maintenant allait passer sans passer dans le temps : comme une bulle qui l’enferme et qui passe à la surface du courant sans qu’on puisse jeter vers elle le pont qui rend toujours possible la rétention des moments du passé. Elle est donc achevée et sans âge. On pourra dater cette émotion sans pourtant pouvoir l’éprouver à nouveau. L’affect est dans un maintenant non dialectisable. C’est ce que les vidéos comportent, littéralement : des plans-affects, enfermés dans un maintenant, et qui, parce qu’ils n’ouvrent pas nécessairement et improbablement à un enchaînement comme le fait la phrase-image cinématographique, sont des apparitions closes. Même si l’installation vidéo peut devenir un certain choix d’exposition du cinéma dans un musée, un absorbement du cinéma par le musée, ce qui distingue ici cinéma et vidéo, c’est la probabilité-nécessité d’enchaîner ou non sur le plan. S’il y a une évidence de la probabilité-nécessité de l’enchaînement, c’est du cinéma, sinon, de la vidéo. Ce que confirmeraient d’autres vidéos de F.Menini, en particulier Resistance for ever (2001) où un sourire fixe de 48’ est un laps de temps concentré qui pourrait se dilater indéfiniment.

10)Le sublime d’appareil

Dans ce sens, si l’on caractérise le cinéma comme étant un enchaînement de phrases-images selon la régie de figures d’enchaînement dont Diane Arnaud a donné dernièrement un bel exemple dans ses études sur le cinéma de Sokourov [10], alors on dira que comme tout appareil, le cinéma a un bord, des restes, voire une part maudite, des événements qui frappent à sa porte sans pouvoir y pénétrer. Cela qui n’est pas rien, qu’il ne peut accueillir du fait de sa condition, reste à l’extérieur, tout en faisant pression. Il s’agit d’une certaine détermination du sublime, un sublime d’appareil. Cela n’a rien à voir avec l’irreprésentable, l’imprésentable, l’irrelevable ou l’indicible qui appartiennent à l’absolu et dont on a fait des absolus (Shoah de Lanzmann).

Car au fond, le sublime n’est-il pas toujours sublime d’appareil ?

D’une part, le sublime esthétique, chez Kant tout au moins, n’est possible que du fait d’un débordement par la nature de l’appareil de la connaissance, dont le modèle est projectif. Ce n’est que parce que les facultés de la connaissance, l’imagination et l’entendement, ne peuvent plus synthétiser les données sensibles - la nature cessant d’être un référent possible pour la connaissance (tempête sur mer, tornade, etc) - que la raison peut, en quelque sorte revenir à elle-même, présenter l’idée de la liberté comme extranaturelle, c’est-à-dire uniquement intelligible. Le sublime peut être dit comme l’écrit Lyotard : « présentation qu’il y a de l’imprésentable », mais cette présentation n’est possible qu’en raison du désastre de la connaissance objective. Le sublime kantien désigne bien ce que l’appareil objectivant ne peut connaître comme une chose : la liberté comme destination de l’humanité. Rappelons que les conditions en sont d’une part, le désordre inouï de la nature (l’informe), d’autre part la condition préservée du spectateur.

D’autre part, on pourra dire que tout appareil est travaillé par une certaine forme de sublime, que le sublime d’un appareil pourra être pris en charge par un autre appareil qui aura surgi plus tard, que c’est le cas de la vidéo d’installation muséale pour le cinéma. Le cinéma a comme sublime d’appareil : la phrase-affect, phrase qui comporte un affect, phrase qui ne peut exposer un univers de phrase (destinateur, destinataire, sens, référent). La phrase affect est une phrase-image au bord de la chute comme la performance de F. Menini : The Fall (2002). Cette performance a effectivement elle aussi comme point de départ un film : le film de Cassavetes Openings Night. Une jeune femme rejoue une scène du film : souffrant d’une confusion croissante entre réalité et fiction, la comédienne de théâtre incarnée par Gena Rowlands s’écroule, ivre morte, juste avant d’entrer en scène. Dans la performance The Fall, on voit une jeune femme, en direct, reproduire cette chute extrêmement violente une dizaine de fois, pendant une heure, munie d’une télécommande qui lui permet de parcourir le film de Cassavetes et de faire des arrêts sur image pour s’ajuster à la scène originale. Ce qu’on ressent avant tout, intensément, c’est qu’on bute sur quelque chose : il n’y a pas d’échappatoire, pas d’autre possibilité que l’ici et maintenant, on est obligé de faire face. Les spectateurs se retrouvent dans la même situation que les corps filmés dans d’autres vidéos : harcelés par une loi dont ils ne comprennent pas la nécessité. La performance et la vidéo ont donc la même nature : pas plus narcissique l’une que l’autre, contrairement aux dires de R.Krauss. Plus précisément, la performance résulte d’une application aux arts traditionnels de la scène (danse, théâtre) d’un appareil technique : la vidéo

11) Un sublime d’histoire, inversé. Le sublime anomique

Laurence Manesse [11] montre dans ses travaux que la scène du sublime chez Kant constitue un pont entre l’esthétique et la philosophie politique, à peine ébauchée dans quelques textes kantiens. Le sublime est à mettre en rapport avec l’enthousiasme provoqué au sein du public allemand par les nouvelles provenant de la Révolution française. Si l’impuissance de l’appareil de la connaissance rend possible un retour de la raison sur elle-même, dans le suprasensible, qu’est-ce qui advient du fait de la présentation sensible d’une phrase-affect ? Avec Untitled, nous ne sommes plus face à une nature informe (qu’on ne peut mettre en formes), mais face à un effondrement du sens historique. La vidéo nous met dans la même position que les spectateurs harcelés d’une performance comme The Fall. L’informe a alors d’autres conséquences : non plus la découverte en nous que nous sommes en tant qu’hommes attendus par une finalité suprasensible qui nous promet la liberté, mais quelque chose comme un « sublime inversé ». Il n’y a plus, du fait de la mise entre parenthèses des facultés du connaître et de la raison elle-même, présentation d’un imprésentable qui serait la loi éthique et sa finalité, mais présentation d’une phrase-affect qui ne déclenche ni enthousiasme ni mélancolie. L’événement du 11/XI ne dit rien par lui-même, mais constitue une butée, une limite. Il n’est plus question alors de sublime d’un appareil, ce n’est pas la connaissance objective qui est invalidée, mais la norme de légitimité qui a nom : délibératif, laquelle subsumait jusqu’alors les sociétés démocratiques-capitalistes modernes [12]. La vidéo s’intitule : Untitled. Ce qui est sans titre n’entretient plus de rapport avec la loi du langage. On dira d’un comportement qui est sans rapport avec la loi qu’il est anomique (Durkheim : Le Suicide). Ou : totalement désorienté. Notre post-modernité anomique voit le retour des autres normes de légitimité : religieuses, en particulier celle de la révélation (« Dieu bénit l’Amérique »), mais sans limites puisque le théologique absorbe le politique, voire archaïques : celle de la narration, laquelle concerne l’échange-don, le sacrifice, la vengeance-contre-vengeance, mais là aussi sans limites : c’est la proclamation d’une justice infinie qui n’est que l’autre face d’une vengeance infinie. C’est cela le sublime anomique que présente Untitled.

11) En direct : la disparition de masse

En fait, il n’y aura pas de témoins pour les disparitions qui eurent lieu à l’intérieur des tours, seulement pour les chutes des corps. A la différence d’un décès, on ne peut jamais dire qu’une disparition est avérée. C’est un paradoxe, celui d’un événement sans lieu. Mais un événement n’a pas eu lieu s’il n’a pas de lieu. C’est là la source de l’anomie : la disparition de masse provoque l’anomie d’une société entière qui alors court à sa perte.

En effet, si l’on reprend ce qui caractérisait la démocratie en Amérique selon Tocqueville, sans sursaut, cette société court à la ruine en détruisant ses valeurs fondatrices : liberté d’expression (Patriot Act) ; loi d’hospitalité : fermeture aux étrangers et en particulier aux lettrés provenant des pays musulmans ; droits de l’homme : camps d’interrogatoire où l’on pratique des méthodes d’action psychologique héritées des guerres coloniales françaises, ouverture de prisons secrètes en Europe et ailleurs, prélude à une politique individualisante de disparition.

13) Au fond, la difficulté, c’est la question de l’événement. On élude en général la question en prenant la posture de l’historien-enquêteur : qui sait qu’il y a des disparus, des sans trace, qui part à leur recherche, qui raconte son périple, qui interroge les témoins. Bref : qui sait qu’il y a eu l’événement de la disparition. Mais en fait, cela ne se passe pas comme cela dans les familles de disparu. Le famille ne sait rien. Elle n’est pas dans l’état d’enquêter. Elle est en train de devenir folle. Folle d’espoir et d’angoisse. Pour elle, il n’y aura pas eu d’événement tant qu’un corps n’aura pas été retrouvé. On sait qu’un événement arrive selon la logique de l’après-coup. Le témoin n’est jamais témoin en temps réel. Certes, mais il le deviendra pour ce qui aura été un événement. Au contraire, la disparition n’arrive pas. Elle n’est pas ce quod « ce qu’arrive-t-il » dont on peut se demander ce qu’il est. On ne peut pas enchaîner sur la disparition. Ou seulement par la question : où est-il (elle) ? Ce qui implique que la disparition n’est pas un événement qu’on pourra plus tard déterminer, mais un lieu en connexion avec un nom propre de singularité. Une place à nommer où l’on ne sait pas ce qui a eu lieu, comme dans les deux tours du TWC. Or, une place c’est un nom de lieu et assez vite la connaissance d’une destination. Si, en 1944, j’avais demandé, où est mon cousin Jim ? et qu’on m’eût répondu à Fresnes, j’aurais pu en déduire qu’il était vivant, mais en prison. On est donc en pleine logique des noms. Il y a disparition quand on ne peut plus connecter un nom propre de singularité et un nom de lieu et donc un nom et une destination [13]. Mon cousin résistant Jimes Greenaway a été porté disparu quand l’Etat français n’a pas pu en 1945 attacher son nom à celui de Dachau ou de Neuengamm. La disparition est déjà une mise en défaut ontologique de la nomination avant d’être un trouble de la représentation. Ces noms propres, ainsi que la date, sont nécessaires à l’affirmation d’une existence en dehors du strict champ de perception. D’où la paralysie et la compulsion de savoir de la famille et l’anomie d’une société. Et c’est bien ce qu’attendent les artisans de la disparition : que la paralysie gagne tous ceux qui pourraient s’identifier, de près ou de loin aux disparus. C’est une arme de terreur aux mains d’acteurs impassibles : des hommes qui ont appris, et ils en sont fiers, à casser en eux la passibilité. Au nom du devoir d’obéissance des commandos militaires, des forces anti-subversives ou d’Allah comme les militants d’Al QuaïdaLire les protocoles (authentiques ?) de sacrifice retrouvés par le FBI dans les casiers abandonnés par les membres des commandos d’Al Quaïda., ils ont été formés à l’anesthésie : c’est-à-dire à ne pas croire que la relation entre êtres sensibles était fondatrice de leur propre capacité à être une surface sensible réceptive. Ils ont appris à « marcher à l’instinct », selon les ordres du cerveau reptilien : ce qui paradoxalement suppose bien une anesthésie totale. A suspendre la sensation pré-subjective et à lui préférer l’information objective (d’où l’importance des équipements informationnels du casque du combattant du futur). Sentir, mais ne rien ressentir : surtout ne pas s’identifier à l’autre, ne pas se poser la question des buts de l’action, s’en tenir aux moyens, aux procédures, aux techniques, aux faits matériels. Etre un bon technicien.

haut de page
++INFO++

http://artistesLR.fr/artiste/menini, http://www.fiorenzamenini.net

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++Notes++

[1] Fiorenza Menini : vidéo Untitled, 28’, 2001.

[2] Je commente ces vidéos dans : L’Epoque des appareils, 2004.

[3] Konrad Fiedler : Sur l’Origine de l’activité artistique, Paris, éd. ENS Ulm, 2004.

[4] Bernard Stiegler : Aimer, s’aimer, nous aimer. Du 11 septembre au 21 avril. Galilée, 2003

[5] Gilles Deleuze : Logique du sens, Paris, Minuit, 1969,

[6] Notre : L’Homme de verre. Esthétiques benjaminiennes, Paris, L’Harmattan, 1998.

[7] Walter Benjamin : Charles Baudelaire, Paris, Payot, 2002.

[8] Sara Guindani : Lo Stereoscopio di Proust. Fotografia, pittura e fantasmagoria nella Recherche. Milano, éd.Mimesis, 2005.

[9] Jean-François Lyotard, D’un supplément au Différend, in : Misère de la Philosophie. Paris, Galilée, 2001.

[10] Diane Arnaud : Le Cinéma de Sokourov. Figure d’enfermement, Paris, L’Harmattan, 2005.

[11] Laurence Manesse : Thèse (à paraître)

[12] Jean-François Lyotard : Le Différend, Paris, Minuit, 1983.

[13] La date, nom dans la chronologie, deviendra un enjeu, mais plus tard, dans l’enquête. Quand on pose la question : où est-il ? la date est confondue avec le moment de la prise de parole. C’est encore un quasi-déictique.

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