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L’expérience de la dé-catégorisation : 58ème Biennale de Venise

Installation de Liu Wei photo : Paul di Felice
Installation de Liu Wei photo : Paul di Felice
Sous le titre May You Live in Interesting Times, le commissaire américain Ralph Rugoff présente un concept intéressant qui souligne la multiplicité de nos regards sur l’art et le monde défiant toute catégorisation. Ainsi son choix d’exposer soixante-dix-neuf artistes, les mêmes aux Giardini et à l’Arsenale, mais avec des oeuvres différentes à chaque lieu. Il apporte un discours subtil et nuancé sur la création artistique actuelle, celle qui comme il l’a dit lors de sa conférence de presse « existe entre les catégories et qui questionne le rationnel derrière notre pensée catégoriel ».

Le spectateur est confronté à des positions qui peuvent évoquer ce temps de tumultes (selon une des interprétations qu’évoque le titre) de différentes manières, tout en se détachant de la contradiction entre plaisir esthétique et pensée critique. Les espaces distincts contribuent à cette réinterprétation double de l’œuvre exposée.

Parmi les nombreux artistes internationaux citons quelques-uns comme le jeune Américain Alex Da Corte qui s’amuse à détourner les stéréotypes d’abord avec The Decorated Shed au pavillon central des Giardini à travers une réplique exacte d’un village miniature américain de la série Mister Roger’s Neighborhood (1968-2001) et puis à l’Arsenale à travers sa vidéo Rubber Pencil Devil où Blanche Neige et Bart Simpson en XXL rencontrent un personnage performant une chorégraphie en slow motion.

Si les choix de Rugoff sont parfois classiques et peut-être trop liés au marché de l’art il y a néanmoins des positions fortes à découvrir ou à redécouvrir. La peinture est certainement bien représentée avec Julie Mehretu, Henry Taylor et Georg Condo, la sculpture avec Carol Bove et Nairy Baghariam (exposée au même moment au Mudam à Luxembourg) et la photographie avec les autoportraits de « l’activiste » africaine Zanele Mohuli et de la Japonaise Mari Katayama.

A travers sa démarche plastique intéressante, l’artiste Njideka Akunyili Crosby avec ses grandes compositions sur papier ( peinture et décalcomanie), nous fait revisiter l’album de famille duquel elle s’inspire dans ses collages. Toutes les expressions artistiques, du low au hightech sont représentées à cette biennale. Parmi les installations les plus réussies citons l’espace de l’artiste chinois Liu Wei qui avec sa composition d’énormes sphères et de formes géométriques en aluminium derrière une vitre crée un rapport interpellant d’attirance et de distanciation entre l’œuvre et le spectateur.

Les pavillons nationaux

Une des caractéristiques que les pavillons nationaux partagent avec l’exposition principale c’est la tentative d’échapper à la catégorisation des expressions artistiques. Déjà l’attribution du Lion d’or au pavillon lituanien pour l’opéra Sun & Sea (Marina) est un choix radical même si le propos artistique de cet opéra brechtien sur notre société du loisir reste très léger. En dehors de la semaine d’ouverture où on pouvait contempler d’une plate-forme surélevée la plage artificielle où les touristes-chanteurs effectuaient leur rituel, l’utilisation inventive du lieu n’est perceptible qu’une fois par semaine, le restant du temps le pavillon ne montre que la « scène » vide de l’opéra.

Plus complexe dans leur démarche artistique le duo d’artistes Pauline Boudry et Renate Lorenz présente une installation filmique sous le titre Moving Backwards au pavillon suisse. Cinq performeur sous la direction des artistes expérimentent des mouvements de retour en arrière comme nouvelle forme de résistance. Un journal gratuit rassemblant des textes philosophiques, artistiques et politiques nourrit cette expérience immersive.

Toujours dans une espèce d’esthétique sociopolitique, le pavillon allemand, rappelons qu’il a reçu le lion d’or en 2017 avec l’excellente installation chorégraphique d’ Anne Imhof, se présente avec Ankersentrum (Surviving in the Ruinous Ruin) de Natascha Süder Happelmann (pseudonyme) sous un ancrage de survie, de résistance et de solidarité. Actionniste, travaillant artistiquement de façon installative et performative avec texte, image et son, Natascha Süder Happelmann brouille les pistes biographiques et renvoie à une plateforme d’échange de biographies sur le net du nom de bioswop.net. Voilà une manière originale de questionner le concept du pavillon national de la biennale de Venise.

A l’inverse , le pavillon du Ghana, représenté pour la première fois à la biennale de Venise joue le jeu de l’identification en nous transposant dans la culture ghanéenne à travers les œuvres de six artistes regroupés sous le titre Ghana Freedom . Sous le commissariat de Nana Oforiatta Ayims et la scénographie très réussie de l’architecte Sir David Adjaye, le pavillon présente de grandes installations d’El Anatsui et Ibrahim Mahama, des portraits de Felicia Abban (photographe) et de Lynette Yidom-Boakye (peinture) ainsi que des vidéos de John Akomfrah et Selasi Awusi Sosu. Au dialogue intergénérationnel et transmédia s’ajoute une dimension sensorielle du parcours scénographique.

Malgré son âge avancé, Renate Bertlmanns, artiste féministe reconnue dans les années 80 à Vienne prend des risques avec son pavillon autrichien intitulé Discordo Ergo Sum. Entre grands panneaux reproduisant des esquisses, des photos, des projets d’actions historiques de l’artiste et des installations de texte sur la façade ainsi que « l’armée » de trois cents douze roses avec leur la pointe de couteau, le pavillon manque de cohérence et l’ironie visée par l’artiste n’est pas perçue par le public.

Plus entraînante et cohérente est la proposition de l’artiste Laure Prouvost au pavillon français. L’invitation au voyage de son film Vois ce bleu profond te fondre n’est pas sans engagement. Décalée, syncopée, rythmée comme une longue improvisation de free jazz, la vidéo questionne la légèreté de notre monde actuel où se frottent générations et langages différents d’aujourd’hui. En faisant intervenir des rappeurs, des danseurs et des magiciens dans le film et en créant un univers onirique dans les espaces qui entourent la salle de projection, Laure Prouvost crée une œuvre poétique prophétisant les catastrophes écologiques.

C’est aussi avec poésie et élégance, mais dans une esthétique plus minimaliste et conceptuelle que Marco Godinho nous invite à son odyssée au pavillon luxembourgeois. Written by Water, est une œuvre commencée en 2013, qui se présente à Venise sous forme de grande installation comprenant environ 3000 cahiers marquées par les traces matérielles des écritures de l’eau. Dans les installations vidéo, les péripéties de cet artiste nomade le long des côtes des mers de Gibraltar, Ceuta, Palerme, Lampedusa, Sidi Bou Saïd, Tunis et Trieste se télescopent avec les récits de Homère que le frère de l’artiste, l’acteur Fabio Godinho, lit face à la mer. Les gestes ritualisés des cahiers plongés se confrontent aux témoignages sonores de personnes aveugles racontant leur rapport à la mer. A notre époque où le populisme s’empare avec violence de la question des migrations, l’œuvre de Marco Godinho témoigne avec intelligence, force plastique et humanisme des mutations de notre monde incertain.

Comme beaucoup d’œuvres aujourd’hui, la proposition de Marco Godinho est transdisciplinaire et elle interroge les phénomènes politiques et sociétaux en prenant à la lettre cette phrase de Rugoff, qui chapeaute cette biennale, tout en conjurant cette malédiction qu’elle semble annoncer.

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