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KWUN Sun-Cheol, les visages du temps

Alors qu’aujourd’hui l’internationalisation de la scène artistique contemporaine donne lieu à des hybridations de techniques et de styles, il parait incontournable de devoir faire évoluer notre regard sur l’art. Celui-ci ne se constituerait plus dans l’enjeu d’un questionnement sur une histoire de l’art occidentale - sans cesse réactivée par les artistes (appropriation, filiation, critique) - mais dans la mise en lien de différentes conceptions culturelles de la forme.

Voir en ligne : Galerie Gana Art New York

L’oeuvre de Kwun Sun-Cheol, artiste d’origine coréenne, né en 1944 et travaillant en France depuis 1989, nous incite à considérer ses grandes toiles à l’aune d’une rencontre entre la peinture traditionnelle orientale et les avants-gardes tant européennes qu’américaines. En effet, l’artiste pour répondre à des recherches visant à la saisie et à l’expression de forces intérieures, a fait l’usage d’une peinture matiériste, à la lisière entre figuration et abstraction. On pourrait y discerner une polarité tendue entre les préceptes du geste pictural oriental (exercé à la saisie du ch’i [1] ) et les exigences formalistes des peintres modernes. Mais ce serait ignorer le territoire de la peinture où cette rencontre se fait.

Le travail de Kwun Sun-Cheol opère un éclatement du visible dans la touche de couleur. Et cet éclatement, où se confondent deux modalités du faire et du voir (oriental et occidental), relève d’une expérience propre, celle du peintre devant son ouvrage. C’est dans cet acte que se chargent les techniques acquises tout autant que sourdent les traces de la mémoire, sillons creusés dans et par l’histoire collective.

Les visages, les corps et les paysages peints se présentent telles des surfaces de projection du souvenir, celui de la Corée et de la guerre (1950-53) qui entérina définitivement la division du pays. Ils sont modelés par le sentiment du Han, cette mélancolie toute coréenne qui exprime une douleur irrésolue. Le Han, c’est par exemple celui de parents, lors de la guerre, qui sont restés sur la plage alors que leur enfant a trouvé place dans un des bateaux de l’armée américaine, quittant les rives de la Corée du Nord. Et c’est depuis plus de 100 ans - colonisation japonaise (1905-45), guerre de Corée, division du pays - que le Han a imprégné plus que jamais la conscience nationale.

Les visages peints par Kwun Sun-Cheol assument alors en chacun d’eux l’esquisse de mouvements, contraction ou fluidité, sans jamais toutefois toucher à l’expression. Le cerne qui maintient la forme dans la figuration n’a de cesse d’être interrompu, brouillé par d’autres signes, s’enfonçant dans le fond ou alors résonant avec d’autres lignes intérieures au visage. Ainsi les chairs semblent se trouver à la limite entre présence et évanescence. Ces visages sont ceux du parcours, celui de l’oeil, plus que relevant de l’identité d’une personne. Ils deviennent géographie. Les touches colorées s’ajoutent les unes aux autres, s’agglutinent, coagulent pour construire un relief topographique, un passage qui cherche l’autre côté. Comme si les traits de ces visages, à l’image du saint suaire, étaient nées de l’empreinte faite sur la toile d’une dimension intangible et à présent cachée. Ils sont le lieu où s’entremêlent l’intime et le public. « Il n’y a pas une expression de l’émotion, écrit David Lebreton, mais d’innombrables nuances du visage et du corps qui témoignent de l’affectivité d’un acteur social dans un contexte donné. » [2]

Que nous disent ces visages, tous ces visages de foule, ces visages peuplant les marchés, la rue et habitants de la Corée ? Certains sont jeunes, lisses, engagés dans une image hyper occidentalisée, d’autres paraissent plus marqués et se dévoilent à l’épreuve d’une vie de travail. Et c’est précisément dans ces visages-là, ceux marqués par l’effort, le temps ou la peine, que l’artiste cherche la voix de son pays. Il n’est pourtant pas question du modèle éthologique instauré par Darwin [3] mais d’une saisie de l’intensité qui se manifeste dans la forme du visage, dans sa matière pleine. Aby Warburg parlerait de Pathosformel. Pour lui, leur survivance [4] a partie prenante avec d’une part les symboles culturels mais surtout de l’autre avec la réactivité d’un corps face au réel. Et la matière organique serait dotée d’une propriété par laquelle tout affect intense laisse une empreinte accessible à la mémoire [5].

Qu’est-ce qu’un visage ? Dans l’oeuvre de Kwun Sun-Cheol, celui-ci n’apparait pas en tant que signe d’individuation mais surface d’inscription (traces de l’effort, du temps, de l’histoire) et, selon une expression empruntée à Georges Didi-Huberman, « formes corporelles du temps » [6] .

Il devient le lieu depuis lequel une qualité spécifiquement coréenne peut renaître. La touche est tour à tour interruption du mouvement général du dessin et constitutive de ce dessin comme si elle devenait la chair-même qui s’ouvre dans une même respiration aux générations passées et aux générations suivantes.

Ainsi l’héritage expressionniste abstrait, celui de l’action painting, n’est-il pas à comprendre comme une simple appropriation d’un style mais dans la justesse d’un geste où en même temps se forme et s’écrit le temps. Il n’est pas question, à la manière des artistes américains, d’un procédé déconstructionniste de l’image et de la représentation mais d’un espace d’énonciation où se rencontre de façon singulière une modalité du voir (école de l’expressionnisme abstrait) et une modalité du dire (nécessité du Han) [7]. Sans que l’un et l’autre marchent ensemble à la manière de contenant et contenu, c’est dans le travail de l’artiste et dans la mise en oeuvre d’un raffinement esthétique du geste que semble se produire une telle hybridation.

Il y semble question du geste de chercher. En effet, l’artiste a accumulé une somme importante de dessins d’observation de visages, croquis d’étude, saisis ça et là au détour d’une rue, de l’abord d’une oeuvre d’art, d’une photographie de magazine. Chercher un visage, le visage dont la structure fera écho avec la conviction qu’un tel visage existait. Mais ce geste n’est pas tant l’élan d’un sujet vers son objet que la saisie du geste-même, qui devient alors épiderme entre l’autre et soi. Le geste de chercher, apparaissant en premier lieu comme la nécessité de parcourir le monde dans la promesse d’une trouvaille, est tout autant celui de lier, d’accorder un sentiment intérieur avec une extériorité infinie. Le geste de chercher apparait ici irrémédiablement comme un élan de dispersion, dispersion de soi dans les remous du Han, dispersion du souvenir d’un visage dans celui de milles visages.

Ce geste de chercher, dans la peinture de Kwun Sun-Cheol, semble proche du geste coréen de parole dont la syntaxe se structure et s’ajuste selon la position que l’on a face à son interlocuteur, elle se tient à la frontière-même entre l’autre et soi. En ce sens, les grandes toiles se constituent à la lisière entre le ‘je’ et le ‘nous’, irruption du visage de l’autre au sein d’un mouvement réflexif. Et la touche, qui peut-être évoque encore l’expressionnisme abstrait américain, n’a plus la valeur de l’expérience individuelle prônée par John Dewey mais, brisée tout autant que continue, elle devient rythme, inspiration et expiration d’un échange, d’un contact sensible, d’une même peau. C’est, d’une part, une touche reprise par rapport à sa valeur plastique, en ce qu’elle conduit à une planéité vibrante du tableau, tournée vers le spectateur et abandonnant tout profondeur illusionniste (Greenberg). Mais cela semble surtout l’effet d’un même geste, celui de chercher, où à une époque de domination américaine, militaire, économique et politique, l’expressionnisme abstrait apparait, outre comme un individualisme prononcé, mais également comme une recherche de transcendance passant par un contenu universel, selon les termes de Rothko, « éternel et tragique ». Il y a ainsi dans l’oeuvre de Kwun Sun-Cheol un visage que l’on cherche et qui, à force de chercher, confère autre chose, le pouvoir de dévisager l’Autre, au-delà du Pacifique.

haut de page
++INFO++
http://www.kwunsuncheol.com/ Exposition du 14 octobre au 14 novembre 2010/ ////////galerie Gana Art New York ///////// 568 West 25th St.////////// New York, NY 10001
++Notes++

[1] « Tout le monde connaît l’importance du li (principe interne qui structure toute chose) et du ch’i (souffles vitaux qui animent toutes choses) ; c’est pourtant ce qu’en général on néglige. Il est essentiel que l’artiste travaille en lui-même, en son coeur et son esprit, jusqu’à ce que le li et le ch’i de toutes choses y atteignent rectitude et pureté. C’est alors qu’irrésistiblement, de son for intérieur, jaillit une pensée palpitante qui remplit tout l’univers créé ; et, du même coup, de sa main surgissent des traits chargés d’une saveur insoupçonnée et incomparable. » Wang Yü (dynastie Ts’ing), vécut entre la fin du 17ème et le début 18ème siècle François Cheng, Souffle-Esprit, Paris, Seuil, Points/Essais, 2006, p. 58.

[2] David Lebreton, Des visages, Essai d’anthropologie, Paris, éditions Métaillé, 2003, p. 120.

[3] Charles Darwin, L’expression des émotions chez l’homme et les animaux, 1890.

[4] Somme l’est la survivance de la douleur tragique du Laocoon réactivée dans les planches de Girolamo Franzini ou Niccolo Boldrini, artistes de la Renaissance, qui renvoie à un rapport de danger avec l’animal, au serpent, et qui est présente également chez les Indiens Hopis du Nouveau Mexique.

[5] « C’est dans la région des transes orgiaques qu’il faut rechercher la frappe qui a imprimé dans la mémoire les formes expressives des émotions les plus profondes, pour autant qu’elles peuvent se traduire gestuellement, avec une intensité telle que ces engrammes d’une expérience passionnée survivent comme patrimoine héréditaire gravé dans la mémoire,et déterminent exemplairement les contours que retrouve la main de l’artiste quand les valeurs suprêmes du langage gestuel cherchent à prendre forme et à paraitre au grand jour par la voie de la création artistique. » Aby Warbug, in Georges Didi-Huberman, L’image-survivante, Paris, NRF, Gallimard, 2002, p. 240.

[6] Georges Didi-Huberman, L’image-survivante, Paris, NRF, Gallimard, 2002, p. 244.

[7] Dans un contexte d’une création mondialisée, l’histoire de l’art ne se déroule plus à la manière de l’axe progressiste du temps moderne. les oeuvres, appartenant certes à la modernité, forment à présent une incroyable réserve d’images et de techniques au sein desquelles chaque pratique doit se réinventer.

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