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Ipáamamu - Histoires de Wawaim

Un projet mené par Eléonore Lubna et Louis Matton

Lubna Eléonore – Matton Louis, Colline de Wawaim, 2019, tirage jet d'encre d'après négatif numérisé, 100 x 120 cm, courtesy Lubna-Matton
Lubna Eléonore – Matton Louis, Colline de Wawaim, 2019, tirage jet d’encre d’après négatif numérisé, 100 x 120 cm, courtesy Lubna-Matton
L’exposition du Centre Photographique d’Île-de-France documente le processus créatif collaboratif engagé en 2016 par Eléonore Lubna et Louis Matton. Les deux artistes engagent le visiteur dans le récit des luttes pour l’autodétermination du peuple Awajún en Amazonie péruvienne, pour l’expression et la reconnaissance de leur parole.

Voir en ligne : https://www.cpif.net/

À travers une variété de propositions (photographies, vidéos, archives, revues de presse, extraits de revues, livres, céramique…), ils exposent et questionnent la construction d’une mémoire partagée avec les habitants de Wawaim, les représentants des communautés, les assemblées et le Conseil Awajún et Huambisa, des chercheuses et chercheurs en sciences sociales, des militantes et militants européens. À ce récit à plusieurs voix, courant des années 1950 à aujourd’hui, se greffent différentes histoires aux échelles de temps et de lieux multiples et la question essentielle de qui produit l’information pour qui : « Les buts recherchés par l’utilisation d’un média quel qu’il soit est de faire passer une information ou un message idéologique (ou religieux). / Mais l’on n’a jamais présenté les choses ainsi aux Aguaruna [...] l’audio-visuel leur a été présenté comme un instrument un peu magique dont ils pourraient profiter mais simplement en spectateurs [...] jamais personne n’a pensé leur proposer de passer de l’autre côté de l’objectif." (Tentative d’explication(partielle) de l’analyse Aguaruna).

En préambule, photographies et publications (Die frohe Botschaft unserer Zivilisation / La bonne nouvelle de notre civilisation, Mission évangélique indienne en Amérique latine…) informent sur les lieux et le contexte historique : l’intrusion, dans les années cinquante du siècle dernier, des missions évangéliques et jésuites dans le territoire et les communautés Awajúns de la vallée du haut Marañón. Les ouvrages, ouverts sur des cartes, abordent, entre autres, la construction d’écoles, la formation de villages le long des rivières et l’introduction de la religion chrétienne comme voie d’assimilation : « Les Awajúns arrêtèrent d’écouter ceux qui prenaient de l’ayahuasca et du toe pour avoir des visions. Les linguistes et les missionnaires leur avaient dit que c’était le diable. Petit à petit, les gens avaient abandonné ces pratiques et l’éducation occidentale s’était installée. Il y avait eu un changement profond en quelques années. » (Raquel Caicat Chias, Extrait de Chichasmi (entretiens), 2018-2019).

Dans les années 1970, les communautés scolarisées commencent à s’organiser politiquement et à s’engager dans la voie juridique de la reconnaissance et du respect d’un droit à la terre sans prédation extérieure. Evaristo Nugkuag Ikanan participe, selon le concept de « l’ipáamamu » - l’invitation à allier les forces collectives pour réaliser un projet qui ne peut être accompli seul - à la mise en place d’un Conseil représentatif des peuples Awajún et Huambisa avec pour mission de défendre le territoire et l’accès des communautés à la propriété du sol, de se réapproprier les politiques d’éducation et de santé.

L’histoire qui structure le travail de recherche d’Eléonore Lubna et Louis Matton commence en 1979. Statuant de l’illégalité de l’installation de la Compagnie cinématographique péruano-allemande Wild Life Films Peru S.A., selon la « Loi [péruvienne] des communautés natives » de 1978, la Communauté de Wawaim refuse le tournage du film de Werner Herzog, Fitzcarraldo, et plus particulièrement la scène où le bateau serait hissé à travers son territoire entre « les fleuves Cenepa et Marañón » : « [...] notre communauté n’est pas d’accord pour que le tournage se réalise sur notre territoire [...] de plus nous ne voulons pas apporter notre aide à la réalisation du tournage sur la vie de quelqu’un qui a causé d’innombrables souffrances dans la vie des Indigenas d’Amazonie » (Livre d’actes de la Communauté Native de Wawaim, 1979). Sous les menaces de la compagnie cinématographique, soutenue par les autorités locales, l’affaire dégénère et alimente, dans la presse péruvienne et européenne, une polémique presque entièrement à sens unique.

En regard du livre Eroberung des Nutzlosen (Conquête de l’inutile, 2008), « délire en état de fièvre » tel que le qualifie lui-même Werner Herzog, décrivant les événements survenus au cours du tournage, Eléonore Lubna et Louis Matton font le projet de comprendre le point de vue des Awajúns. S’ensuivent, avec toutes les autorisations nécessaires, des rencontres en plusieurs temps et l’organisation d’une assemblée générale où les artistes et la communauté s’engagent mutuellement dans une présence au quotidien.

La grande salle du CPIF s’ouvre par la vidéo Chichasmi (« discutons » en langue aguaruna, 2019), une suite d’entretiens des artistes avec plusieurs représentants de la communauté Awajún, lider et lideresa, directeur d’école, mère de famille… et Eric Sabourin socio-anthropologue, employé comme agronome par le peuple Awajún. Les intervenants témoignent du conflit et de la lutte collective par l’action juridique, la presse, la photographie et de l’intérêt international pour l’affaire, plus motivé par les déboires du cinéaste et de la compagnie cinématographique que par les manières de vivre et de lutter des Awajúns et leurs projets. La vidéo rappelle le projet de film de Nina Gladitz, Land der Bitterkeit und der Stolzes (Terre d’amertume et de fierté, 1982) sur les démêlés entre les Awajúns et l’équipe du tournage, et les exigences de parole portées par les assemblées Awajúns : « [...] ce ne fut qu’après une longue discussion que l’on parvint à un accord. Oui, on acceptait la proposition mais il faudrait que Gladitz nous associe réellement à la réalisation du film. On voulait co-écrire le scénario, les dialogues et participer au tournage en choisissant avec la cinéaste la manière de filmer, de raconter nos histoires. Car on ne voulait pas seulement raconter le conflit avec Herzog, mais aussi parler des missionnaires, des chercheurs d’or, ainsi que de notre culture, de nos manières d’habiter la forêt. » (Evaristo Nugkuag Ikanan, Extrait de Chichasmi (entretiens), 2018-2019).

La première version du film, présentée en avant-première le même jour que Fitzcarraldo à Munich, ne comportait aucun commentaire et fut un échec en raison, entre autres, des représentations qu’on se faisait en Europe des communautés amazoniennes et de l’image de Werner Herzog. Peu diffusé - certaines chaines de télévision étant co-productrices du film - Terre d’amertume et de fierté est montré dans l’exposition pour la première fois depuis 1983, dans sa deuxième version avec commentaires. Dans les vitrines et au mur d’une salle consacrée au film de Nina Gladitz , des reproductions photographiques documentent le tournage et notamment la reconstitution de l’attaque du campement de l’équipe de tournage à Wachints le 1er décembre 1979 jouée par les Awajúns : extraits d’archives de la Communauté (le Livre d’actes de la Communauté Native de Wawaim où sont consignées les délibérations des assemblées et les actes administratifs), photographies d’Eléonore Lubna et Louis Matton et photographies d’époque, souvent anonymes, traduction en français du scénario original, déclarations de la cinéaste : « Personnellement, en tant que cinéaste, il n’y a qu’une institution compétente envers laquelle je me sente redevable. Il s’agit des personnes avec qui je fais un film et de celles pour lesquelles je fais mes films. » (Nina Gladitz, « Le nouveau sentimentalisme ou : comment on en vient à violer les droits de l’Homme par amour du cinéma »).

Le récit entraîne le visiteur dans un parcours, nourri des entrecroisements des démarches de l’histoire, de l’anthropologie participative et de la photographie documentaire, qui sans cesse questionne le rapport à l’autre et le regard qu’on porte sur lui autant que le partage d’expérience et la construction collaborative de la représentation. Tout un jeu de rebonds du regard et d’allers-retours de la pensée s’opère entre les vitrines, présentant des comptes rendus d’assemblées générales, des lettres adressées à divers organismes… et les photographies d’anonymes des années 1970-1980, d’Eléonore Lubna et Louis Matton sur la vie au quotidien des Awajúns, aujourd’hui, de Manfred Schäfer « […] venu pour réaliser une investigation sur la Compagnie afin d’aider la Communauté native » (extraits du Livre d’actes) et de Maureen Gosling, réalisatrice, avec Les Blank, de Burden of Dreams sur le tournage de Fitzcarraldo.

Particulièrement significatifs, les titres des extraits de presse et de revues présentés invitent à réfléchir l’affrontement des représentations, le poids des mots, à mettre en doute la simplicité des interprétations : « Disparos contra Herzog », « Herzog ou la colère des Awajúns », « Travesía fantástica », « Los Aguarunas dicen ¡no !, « La colère des Indiens », « La révolte des Jivaros du Pérou. L’histoire d’Eric Sabourin, le Français accusé d’être leur chef », « Herzog et les Jivaros. Les droits des communautés indigènes », « Werner Herzog chez les Jivaros. Société indienne contre société du spectacle »… Comparées, mises en regard des photographies, les archives et les coupures de presse questionnent la concurrence, documentent la conquête de la parole et sa légitimité pour les Awajúns : « “Voilà une machine à écrire. Notez, s’il vous plaît, ce que vous allez faire des photos et des enregistrements, et comment vous voulez nous aider.” Cette demande a été le point de départ de mon séjour de trois jours à Wawaim. Je m’engageais à transmettre correctement au public l’opinion et la position des Indiens ; j’espérais détruire le monopole d’autojustification de Herzog et faire comprendre en Allemagne le point de vue des personnes concernées. » (Manfred Schäfer, Weil wir in wirklichkeit vergessen sind : Gespräche mit indianeren im Tiefland von Peru / Car en réalité, nous sommes oubliés : entretiens avec les autochtones des basses terres au Pérou).

Les jeux d’analogie entre documents d’archive, vidéos et photographies, mettent ainsi en perspective historique, dans le temps de l’événement et dans celui de la mémoire, la construction de l’organisation politique de la communauté par la complémentarité de l’action juridique et de la lutte sur le terrain. Ils montrent aussi que, dans des contextes différents, la protection du territoire nécessite une mobilisation constante. À l’expulsion du campement de l’équipe de tournage à Wachints de 1979 relatée par le film de Nina Gladitz succède en 2009 le reportage photographique du lider Awajún Bernabe Impi Ismiño sur les actions revendicatives contre la politique d’extraction de matières premières du gouvernement d’Alan Garcia Pérez et la signature du traité de libre-échange entre le Pérou et les États-Unis remettant en question les droits de propriété collective. Les photographies, confiées à des fins de conservation et de diffusion aux artistes qui les proposent sous forme de diaporama commenté, montrent au quotidien la mobilisation Baguazo et les actions de blocage des voies de communication par le comité de lutte du Santiago jusqu’aux affrontements violents entre la police et les Awajún et les Wampi : « Des comuneros dormaient au bord du fleuve Marañón […] Cela faisait 40 jours qu’on bloquait la route et la station n°6 de PetroPeru, on était tous fatigués. Mais on continuait à lutter [...] C’est la dernière photo que j’ai faite, le 5 juin 2009. La batterie de l’appareil était déchargée. Les premières bombes lacrymogènes et les premières balles venaient d’être tirées. » (Bernabe Impi Ismiño) . La salle consacrée à la céramique - vingt-deux céramiques et un film d’Eléonore Lubna et Louis Matton sur leur processus de fabrication au colombin - fait entrer encore un peu plus le visiteur dans le processus créatif collaboratif engagé par les deux artistes. La photographie documentaire (défrichement, ouverture d’un jardin vivrier, plantation de manioc, récolte de cacao, cueillette de plantes comestibles …) affirme à la fois discrétion et implication, selon l’accord réciproque d’observer et de montrer, sans esquiver la question de la position et du regard porté sur l’autre : « Entre 2016 et 2019, tout au long de nos temps de travail sur le territoire Awajún et dans la Communauté Native de Wawaim, nous réalisons des photographies au quotidien. Notre attention se porte sur le mode d’habiter awajún contemporain, la rencontre de savoirs ancestraux et de technologies et habitudes modernes y transparaît. » Entourées des photographies des années 1980 de Käthe Meetzeen, activiste et journaliste allemande et du conte de la cosmovision Awajún sur l’origine des qualités de l’argile raconté par Matut Impi Ismiño en 2021, les céramiques, gravées ou peintes, produites par l’atelier d’Amalia Wisum Chimpa, El taller de Amalia, en 2019, auxquelles ont participé les deux artistes, racontent le conflit de 1979.

À suivre les extraits du Livre d’actes de la Communauté Native de Wawaim et de Chichasmi, à les confronter aux documents officiels, aux prises de parole et aux analyses Awajún et Huambisa, aux échos européens et à la documentation iconographique, le visiteur, en position constante de questionnement sur ce qui fait sens et le met en doute, fait acte de chercheur, accompagné par le récit participatif des deux artistes : la construction d’une histoire « vue d’en bas », d’une histoire par et pour les acteurs, dans laquelle, à travers la constitution d’un fonds documentaire écrit, oral et iconique, ils co-produisent le savoir historique et anthropologique tant des relations au sein de leur société que dans les relations entre sociétés différentes. Le spectateur partage ainsi le récit des temporalités plurielles (l’événement, la société du spectacle, l’histoire longue des communautés amazoniennes - « Mathilde Kartip Tawan et Luis Etsam Chigkim cherchant des tessons de céramiques d’époque pré-inca » - et de la domination européenne…) dans une pensée complexe des enjeux de l’histoire et de la mémoire.

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++INFO++
Ipáamamu - Histoires de Wawaim. Un projet mené par Eléonore Lubna et Louis Matton, commissariat Nathalie Giraudeau, Centre Photographique d’Île-de-France, 107, avenue de la République, Cour de la ferme briarde 77340 Pontault-Combault, https://www.cpif.net/ Exposition du 23 janvier au 10 avril 2022. L’exposition sera prolongée par la parution d’un livre accueillant photographies, reproductions d’œuvres, articles de presse, documents et archives ainsi que des contributions de chercheurs et d’universitaires.

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