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Horst Bredekamp : Les coraux de Darwin

Premiers modèles de l’évolution et tradition de l’histoire naturelle

  • lundi 24 novembre 2008
La théorie de l’évolution de Darwin et sa représentation visuelle est incontestablement un des modèles de pensée les plus influents qui domine notre vision du monde depuis cent cinquante ans. Darwin fut le premier à avoir compris le principe de créativité à l’œuvre dans la nature, une forme de liberté qui lui est inhérente, mais il a enfermé sa découverte fondamentale dans un système de pensée utilitaire et progressiste, représentatif de son époque. Horst Bredekamp, historien de l’art allemand et professeur à la Humboldt Universität de Berlin, montre à travers une étude détaillée des notes de Darwin que sa vision était plus nuancée et souligne le besoin de reconsidérer notre image du monde.

Déjà dans son étude sur les cabinets de curiosité, Bredekamp s’était intéressé à la relation entre art et science en s’interrogeant sur le rôle de l’image et l’importance de la représentation visuelle. Un aspect des cabinets de curiosité qui a survécu à cette forme de représentation du monde aujourd’hui disparue consiste en la reconnaissance de la liberté créatrice comme principe moteur de l’esprit. Elle se manifeste dans le libre cours laissé à l’évolution des idées et des choses qui, privées de toute idée d’utilité ou de progression linéaire, se révèlent dans les manifestations secondaires auxquels on ne prête pas d’attention mais qui sont porteuses d’informations essentielles. Bredekamp applique cette méthode, sur laquelle se fonde une partie de l’analyse typologique des formes, à un phénomène de taille : les dessins de Darwin, et il en tire des conclusions tout à fait inattendues et surprenantes qui modifient l’image que nous nous faisons généralement de la théorie de l’évolution.

Darwin était un chercheur avec, il le souligne lui-même à plusieurs reprises, un très faible don pour le dessin. Pourtant, il s’applique avec insistance à cet exercice. Une des raisons en est sûrement l’importance de trouver une image pour représenter son idée de l’évolution, dont l’arbre reste à la fois l’image la plus connue et la plus répandue mais aussi la représentation la plus problématique. Bredekamp guide ses lecteurs à travers un monde d’images différentes, d’arbres, d’échelles, de buissons, d’arcs en cercles, de cartes et de diagrammes, développés au cours des siècles et montre que Darwin n’est ni le premier ni le seul à s’être consacrée à cette problématique au XIXe siècle. Mais il constate que Darwin avance dès le départ un autre modèle que l’on retrouve à travers toutes ses notes, sur des feuilles volantes et sous forme d’esquisse en marge de ses livres : c’est l’image du corail. Il en conserve même quelques exemplaires.

C’est une histoire passionnante que de suivre Bredekamp dans sa démarche de criminologue et dans sa reconstruction de la pensée de Darwin qui semble s’inscrire dans une tout autre image que celle que l’on lui attribue habituellement. Bredekamp montre comment Darwin poursuit le modèle du corail tout au long de ses recherches, comment il utilise cette forme à plusieurs reprises, la décline, la met à l’épreuve des autres modèles qu’il étudie et comment il y revient sans cesse. Sa pensée se développe librement jusqu’au moment où il prend connaissance d’un livre écrit par Alfred Russel Wallace qui présente l’essence même de ses propres idées. Face à la menace de perdre des années de recherche et sa position de premier découvreur en la matière, Darwin sort en un temps record son œuvre majeure, L’origine des espèces, en 1859, pas même un an après la découverte du manuscrit de Wallace. Cette œuvre comprend la somme de ses idées et une des images les plus influentes de toute l’histoire des sciences : La planche de l’origine des espèces qui traduit l’évolution de la nature dans un diagramme avec une structure arborescente. Bredekamp montre de manière convaincante comment Darwin, sous la contrainte, ne peut se passer du recours à l’arbre, mais que cette image, interprétée comme l’arbre généalogique des espèces, ressemble en fait aux structures coralliennes étudiées auparavant. De plus, il pointe une lacune significative : en fait, Darwin ne parle pas de l’arbre dans son texte. L’image et le texte « se font concurrence » selon les propres termes de Bredekamp. Par contre, la démonstration que Bredekamp fait de la correspondance entre le corail et « l’arbre généalogique » de Darwin est frappante.

Cette étude de la genèse d’une forme est captivante et agrémentée d’une documentation minutieuse. Elle est par la suite augmentée d’un bref résumé historique sur l’évolution du corail comme motif dans la pensée et dans l’art qui donne les éléments essentiels pour une interprétation autre que purement structuraliste de cette forme. Le corail, outre sa correspondance formelle avec la thèse darwinienne, présente un certain nombre de qualités iconographiques et culturelles qui le prédestinaient à être un représentant privilégié de la théorie de l’évolution selon Darwin. Néanmoins, cette partie semble moins fournie et approfondie que la première. Les exemples que Bredekamp cite sont aptes à soutenir son discours mais leur choix peut surprendre, en regard surtout à l’absence de quelques images fortes, comme, par exemple, la « Vierge de la Victoire » d’Andrea Mantegna, actuellement exposée au Louvre dans le cadre de la grande rétrospective du peintre italien. Mais développer davantage la genèse de l’iconographie du corail n’était manifestement pas l’objectif de l’auteur qui se contente d’en donner les grandes lignes, de manière instructive et très concise. Bredekamp démontre comment à, travers cette forme dont le choix est doublement pertinent, se révèle un autre côté de la pensée de Darwin que lui-même n’a pas pu développer davantage et qui fut ensuite repoussée par la dominance des principes hiérarchiques. Darwin lui-même a évoqué, à la fin de son livre, l’idée de la beauté de la nature qui traduit l’aspect artistique qu’elle se voit attribué dès l’Antiquité et qui est opposée à l’idée utilitariste de la sélection, et dont le corail est manifestement l’image la plus convaincante.

Certes, on ne peut pas dire que la pensée de Darwin était en fait à l’opposé du Darwinisme, mais on peut comprendre que Darwin avait bien vu le problème. Sa recherche d’une image convaincante pour représenter l’évolution et le choix de cette image en témoignent. Darwin n’a fait que constater et non résoudre cette contradiction : « Son regard sur la beauté de la nature fait de Darwin un Janus, qui en même temps détruit et parachève la philosophie de la nature. Puisqu’il est resté, pour l’histoire vulgarisée des sciences, le révolutionnaire inconditionnel, la reconnaissance de cette tradition devient elle-même un renversement. » La conclusion de l’historien de l’art Bredekamp coïncide avec les nouvelles tentatives des scientifiques de reconsidérer la théorie de l’évolution. Le choix de sa méthode de recherche en rassemblant traces et indices – d’ailleurs un procédé scientifique – fait l’originalité de ce texte qui permet par ailleurs de reconsidérer le rôle de l’image dans les sciences et dans l’art. La réflexion sur le rôle de l’image et de ses implications dans la constitution de l’image du monde que nous nous faisons représente l’intérêt particulier de ce texte. C’est un sujet d’une très grande actualité qui dépasse largement le contexte de la théorie de l’évolution et de sa mise en question.

© Daniela Goeller, Novembre 2008

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Horst Bredekamp : Les coraux de Darwin Premiers modèles de l’évolution et tradition de l’histoire naturelle Traduit de l’Allemand par Christian Joschke Les Presses du réel, 2008
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