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Gilgian Gelzer, les trois temps de l’œuvre.

Galerie Jean Fournier Paris jusqu’au 19 mai 2012

Gelzer
Gelzer
Une des particularités du travail créatif conduit par Gilgian Gelzer depuis plusieurs années est de se développer concomitamment sur plusieurs domaines plastiques. L’artiste produit alternativement des peintures, des dessins, des photographies. L’exposition qui vient de débuter à la Galerie Jean Fournier, Paris, et qui se prolongera jusqu’au 19 mai 2012, propose de découvrir des créations récentes dans ces trois techniques artistiques avec chacune sa spécificité.

Voir en ligne : www.gilgiangelzer.com/

En entrant dans l’espace de la galerie la présentation et l’accrochage montre quelques décalages par rapport à une exposition habituelle. Les plus grandes œuvres auxquelles est confronté le visiteur sont des dessins — le plus grand accroché mesure 210 x 300 cm et les autres 200 x 150 cm ; ce sont des tailles assez fréquentes pour des peintures, plus rares pour des créations sur papier. À coté de cela les peintures sur carton entoilé sont, elles, de format modeste : 22 x 16 cm, ce qui correspond au n°1 figure dans les formats classiques des supports. Les photographies, c’est moins étonnant, sont encore plus petites 18 x 13 cm ou 13 x 18 cm ; cependant, comme elles sont mises sous verre et encadrées avec une marie-louise plus importante, leur accrochage en proximité des peintures ne pose pas de problème d’échelle.

Les dessins sont abstraits ; ils atteignent même un haut degré d’abstraction. Même avec une visée de représentation réaliste, le dessin avec un outil graphique (crayon, fusain, encre, etc.) demande une très grande faculté de transposition pour évoquer un monde tridimensionnel coloré et continu sur un espace blanc, plat et limité. L’abstraction graphique de Gilgian Gelzer va bien plus loin. Dans les dessins figuratifs, narratifs ou expressionnistes, les artistes inscrivent une autre réalité, la leur, leur moi, dans les traces qu’ils produisent. Tout comme les traits, les espacements, les figures nous communiquent des sentiments subjectifs. Dans des productions graphiques antérieures, toujours abstraites, de Gilgian Gelzer, les reprises multiples conduisaient à l’avènement des formes qui sans être nommables étaient identifiables.

Devant ses productions entre 2002 et 2009, on pouvait parler de compositions graphiques abstraites, séduisantes pour la variété de leurs inventions formelles. Dans les grands dessins 2011, le niveau d’abstraction obtenu est différent. Les tracés aux crayons de couleurs ou au graphite vont de bord à bord, ils semblent même déborder l’étendue du papier ; la répartition des traits est faite de manière égalitaire sur toute la surface, il n’y a pas de concentration en un lieu, ni apparition d’une figure dominante. Pourtant ces all-over graphiques sont tous différents, ils sont issus d’une expérience créatrice chaque fois différente avec une constance : l’emportement. Qu’il travaille au mur ou au sol, le dessinateur se laisse emporter par son geste, sans tomber dans l’automatisme aveugle. Pour ces innombrables tracés ce n’est plus la main qui agit, le bras lui-même ne suffit pas, il faut mettre en branle tout le corps. Chacun des dessins est le résultat d’une danse de l’artiste. Michel Guérin, dans La philosophie du geste distingue quatre gestes fondamentaux de l’homme : faire, donner, écrire et danser.

Dans ses grands dessins Gelzer conjugue deux de ces gestes, il écrit et il danse, il écrit en dansant. Il laisse sur le support papier les traces de sa danse, ou plutôt devrait-on dire de ses danses créatives. Les circonvolutions qui se sont inscrites sur le support sont innombrables au sens propre. L’œil du spectateur se perd dans ces volutes spatialisées ; il est impossible de démêler tous ces fils et impensable de retrouver le geste inchoatif, celui qui marquerait le début de l’action. L’accumulation des tracés plus ou moins appuyés, ou faits avec des crayons de couleurs différentes, génère un espace de faible profondeur posé sur le fond blanc, un monde de circonvolutions continues. Les déplacements et transports réels de l’auteur emportent ensuite le spectateur attentif dans un ballet immobile. Le regard explorateur ne trouve pas de véritables points forts ou forces dominantes mais remarque quelques lieux de passage privilégiés.

Dans son élan créatif l’artiste n’obéit à aucune règle si ce n’est une occupation équilibrée de toute l’étendue. Dans l’action, il passe et repasse parfois en certains emplacements. Le titre donné à l’expo est streaming. Le streaming est un terme anglais, ayant comme base stream : « courant », « flux », « flot » ; très utilisé en informatique et sur internet ce principe se rapporte aussi bien à diffusion en flux qu’à lecture en continu d’images et de sons. On retrouve dans ces graphes l’idée de diffusion de flux mais ici les courants doivent être vus comme des déplacements sans origine, sans destination et avec une kyrielle de trajets possibles. Si les flux artistiques de Gilgian Gelzer peuvent évoquer les déplacements des données qu’étudient les physiciens, qu’il s’agisse des flux aquatiques (rivières et océans), des flux lumineux, des flux de chaleur, des flux magnétiques ou encore des flux en paquets des données informatiques, ils démontrent aussi combien un esprit humain libre parvient à engendrer par des actes créatifs des figures synthétiques allant au delà de toute représentation. Le résultat graphique rejoint les organisations de type rhizomique qu’ont défini Deleuze et Guattari . Chaque qualité plastique allouée à un mouvement graphique peut influencer la conception et la perception des autres composants de la structure. Comme dans le rhizome, ce qui rend particulièrement intéressant ces dessins c’est l’absence de centre ainsi que la fluidité des agencements. À l’instar de ce qu’avaient signalé les deux philosophes, il existe cependant des lignes de solidité et d’organisation pour les ensembles de figures qui définissent des territoires relativement stables à l’intérieur des rhizomes conduisant à des mises en relation par plateaux. De multiples parcours existent, c’est au regardeur de faire ses choix.

L’excès des gestes traceurs entraine l’œil du visiteur dans l’enchevêtrement des lignes jusqu’à sa perte. Le regardeur renonce, il sait qu’il ne pourra tout voir. Tu veux regarder ? Eh bien vois donc ça ! (Jacques Lacan). L’amateur dépose là son regard, il accepte la fonction de leurre de l’œuvre. Il s’abandonne à l’effet pacifiant du dessin, en reculant pour saisir cette fois l’ensemble du champ d’expérimentation ; l’individualité des lignes n’est plus perceptible. Les couleurs utilisées sont multiples pourtant dans certains dessins une dominante existe. Ici le rouge l’emporte, là bien sûr le gris. Pour d’autres œuvres cela reste indécis ; on a beau cligner des yeux on n’arrive pas à mettre un nom sur cette teinte lumineuse que l’on ressent. Dans tous les cas le blanc du papier reste présent mais il a perdu sa domination.

Il faut insister sur une autre spécificité des spectaculaires tracés de Gelzer. S’ils sont engendrés par d’amples gestes ils ne sont pourtant pas jetés. Ces traits déroulés sont exécutés avec une belle énergie et une vitesse certaine, pourtant ils ne décollent pas de la surface du support comme le feraient des gestes expressionnistes. Seules les multiples reprises donnent une épaisseur, toujours réduite, à l’ensemble. L’artiste n’inscrit pas son moi dans ses multiples traces produites. La sensibilité est là sans démonstration de présence subjective ; point de retrait non plus derrière quelque froideur machinique. Le réseau dense de lignes est exécuté manuellement avec des variations de directions et d’espacement parfaitement contrôlées. Les qualités humaines sont là, cependant l’ego de l’artiste sait rester en retrait. L’élaboration de l’œuvre elle-même est la seule instance qui compte.

La pensée nomade observée dans les grands dessins se retrouve aussi dans les petites peintures. Encore plus que dans les premiers les formes peintes débordent du format du support. La petite taille de celui-ci renforce le sentiment de se trouver en face d’un fragment. C’est conceptuellement important que l’artiste choisisse de ne pas nous proposer un petit monde clos, une totalité hiérarchisée, composée, structurée, mais seulement modestement un « échantillon » qui exemplifie sa propre manière de s’inscrire, à un moment donné, dans l’espace-temps. Pas plus que les dessins ces peintures n’ont de titres. De couleurs, elles mêmes constitutives du dessin, on passe à un dessin engendré par les limites des plages de couleurs. Gilgian Gelzer dessine le pinceau à la main des figures très variées avec autant d’inventions dans les lignes de contour que dans les teintes. Il est habile à manipuler la matière picturale, jouant sur des fluidités du médium ou en limitant les effets couvrants par de judicieux essuyages qui redonnent de la profondeur à l’œuvre. Il conjugue parfaitement les transparences et les opacités. Par delà l’énergie et la vitesse nécessaires à leur exécution, le temps accumulé dans les dessins semble infini. Les gestes du peintre pour la mise en place des formes et des matières sont beaucoup plus mesurés. Il faut donner aux fluidités picturales le temps de se répandre, de se mêler parfois mais aussi de se distinguer pour que s’installe une hiérarchie spatiale entre les figures. Le peintre reste constamment attentif aux événements qui se produisent par delà ses actes.

Lors d’un entretien que nous avions eu en 2002, Gilgian Gelzer insistait sur cette durée nécessaire pour la genèse d’une peinture : « Chaque tableau résulte des contingences du moment, d’une succession d’états différents. Cela exige de se maintenir dans la plus grande disponibilité possible, afin que réagir et de dialoguer avec ce qui advient. … Il y a un temps incompréhensible nécessaire à la réalisation d’une peinture. Le tableau se charge de cette durée et de ces moments qui sont très personnels. D’un autre côté on peut dire que le fait que ce soit abstrait entraîne une sorte de distanciation … » Il ne s’agit pas seulement pour l’artiste de varier les plaisirs mais de mettre en crise une activité antérieure en changeant les conditions de la création (outils, format, gestes, etc.). L’emportement gestuel générateur des grands dessins semble trouver son alternative dans la durée attentive essentielle à la mise en œuvre des petites peintures.

Quel temps pour les photographies alors ? Le temps de pose qui fut un obstacle pour la photographie à ses débuts, ne constitue plus un problème aujourd’hui surtout avec les appareils numériques qui permettent également de juger du résultat quasiment instantanément. La prise de vue demande une action gestuelle réduite (juste l’appui de deux phalanges d’un doigt) et un temps d’exécution minimum (quelques centièmes de secondes) pour un résultat visuel optimal. Chaque image que nous propose Gilgian Gelzer capte un effet plastique dans un lieu et dans la lumière d’un moment particulier, un temps d’émerveillement devant une réalité singulière. Ces lieux photographiés peuvent se dire, ils permettent d’attribuer des titres aux photographies, l’année de la prise de vue est adjointe.

C’est bien sûr en peintre que Gelzer prend ses photos. Même s’il n’en avait pas conscience au moment du déclenchement de l’appareil, la parenté de structure entre les images Oberland, 2007 ou Oberland, 2011 et les peintures Sans titre 2010 qui leur font face dans le catalogue est réelle. Si les dessins participent d’un même univers, si les petites peintures semblent les éléments d’une suite, ces images photographiques valent chacune pour elles mêmes. Chaque fois, avec ou sans présence humaine, le réel impose son espace et son temps. Les cadrages énoncent les conditions de la prise de vue du photographe. Pour les vues frontales il fait face, le cadrage vient surcadrer un événement fortuit : une fenêtre murée d’où sort un tuyau, Finistère 2002. Les regards en plongée sont fréquents, le marcheur photographe est à l’affût des formes et matières inattendues du sol. Il nomme d’ailleurs ses photos : Footnotes. Il ne refuse pas d’inscrire dans l’image le temps de la prise de vue sous la forme d’une ombre portée du photographe sur les pavés de Paris, 2011. La pratique de la photographie relance sa quête du peintre qui cultive autrement le sentiment de décalage entre les choses, de glissement idiomatique, qu’il connaît par ailleurs.

Tout comme Gerhard Richter, Gilgian Gelzer multiplie les pratiques plastiques tout en gardant une constance dans l’approche sensible des choses visuelles. C’est l’expérience de la peinture qui donne forme et dynamise la quête par cet artiste dans son œuvre en général, comme dans chacune des créations. Toujours il cultive une unité mais sans subordination. Ecoutons-le : « Mais plus que le décentrement, ce que je cherche c’est qu’il n’y ait ni centre ni décentrement, que tout soit aussi important, et en même temps il y ait une composition avec, à première vue, une sorte de hiérarchie. Je cherche cette situation limite où le tableau oscille entre une composition hiérarchique et une égalité entre les choses, où tout a la même importance. »

Par delà les tailles des œuvres, par delà le temps nécessaire à leur réalisation, par delà la posture délibérée de l’artiste pour chaque série de créations, la présente exposition de Gilgian Gelzer montre comment un artiste d’aujourd’hui parvient à développer une pratique engagée, une pratique toujours en recherche et à montrer la cohérence des trois temps d’une activité artistique singulière.

1)Michel Guérin, La philosophie du geste, Actes Sud, Arles, 2011.

2)« À la différence des arbres ou de leurs racines, le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque, et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, il met en jeu des régimes de signes très différents et même des états de non-signes. Le rhizome ne se laisse ramener ni à l’Un ni au multiple... Il n’est pas fait d’unités, mais de dimensions, ou plutôt de directions mouvantes. Il n’a pas de commencement ni de fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde. Il constitue des multiplicités » Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Ed. de Minuit, 1980, p. 13 et p. 31.

3)Gilgian Gelzer, « Le questionnement d’une forme », in Ligéia , numéro 37-40, Abstractions, Paris, 2002, p. 194.

4) Gilgian Gelzer, op. cit. p. 192.

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