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Bruno Serralongue. Pour la vie

Judge Not, Support Sexual Preference, World Social Forum, Mumbai, 2004, Série World Social Forum, Mumbai, 2004. Impression jet d'encre, collage Dibond, capot Plexiglas. Courtesy de l'artiste et galerie Baronian Xippas, Paris-Bruxelles © Bruno Serralongue
Judge Not, Support Sexual Preference, World Social Forum, Mumbai, 2004, Série World Social Forum, Mumbai, 2004. Impression jet d’encre, collage Dibond, capot Plexiglas. Courtesy de l’artiste et galerie Baronian Xippas, Paris-Bruxelles © Bruno Serralongue
"D’entrée d’exposition, la question est posée de la fabrication, du statut et de l’usage de l’image dans l’engagement croisé et critique de la démarche artistique et de la photographie documentaire. « Pour la vie » est à la fois le titre de l’exposition et celui de l’image qui l’ouvre : « Contre la répression / ici et là-bas / Le voyage zapatiste / commence déjà ». En exergue iconique, isolée sur le mur blanc, la photographie, sans cartel, se donne en instance de réflexion entre la forme et le sujet. "

Voir en ligne : https://www.fraciledefrance.com/bru...

Le double dispositif de prise de vue - la chambre 20 x 25 - et d’exposition - l’impression jet d’encre 50 x 60 cm, collée sur aluminium sous un capot Plexiglass -, image ainsi, en ouverture, les interstices et les temporalités d’une actualité autre, en profondeur. Il engage à questionner et interpréter ce qui se voit et ce qui ne se voit pas, le champ et le hors champ, à croiser, dans leur environnement, le regard avec les personnes et les collectifs dignes de leurs luttes et à la recherche d’une reconnaissance dans l’acceptation de la diversité : « […] nous avons décidé […] que nous allons sortir pour parcourir le monde / Que nous prendrons la route ou que nous naviguerons jusqu’aux terres, aux mers et aux ciels lointains, à la recherche non pas de la différence, ni de la supériorité, ni de l’affrontement, et encore moins du pardon et du regret. Nous partirons à la recherche de ce qui nous rend égaux. » (« Une montagne en haute mer », Communiqué du Comité clandestin révolutionnaire indigène-Commandement général de l’Armée zapatiste de libération nationale, Mexique, 5 octobre 2020).

En introduction, la première salle témoigne des paysages de l’espoir et du risque, de la mise en jeu du corps collectif, de son exposition à l’espace public comme à l’espace de représentation. D’un côté, la projection en continu (Risky Lines, 81 diapositives couleur numérisées, 2006) s’invente à décrypter et à sérier les signes de l’attente, des parcours le long des rails et des routes, comme à travers les dunes, des perspectives de traversée, réelles ou fantasmées, des hommes et des femmes retenus contre leur gré aux abords du tunnel sous la Manche. Le nombre et l’enchainement des diapositives, l’absence de précision sur le lieu de la prise de vue génèrent peu à peu la perception, au-delà des à-coups médiatiques, d’un scandaleux état de normalité de la vie établie dans la clandestinité, la précarité et l’exploitation, sans autre différence du jour au lendemain que les menaces d’expulsion et leur mise en œuvre. En contre champ, la salle s’ouvre en métaphore de l’appropriation revendicative de l’espace public par le corps collectif. Projetées sur un rideau qui ferme la salle et que le visiteur doit franchir, les 691 diapositives des Manifestations défilent, se posent, à un rythme lent, « pour que dans la durée totale de l’exposition, chaque diapositive ne puisse être vue qu’une seule fois ». Le mouvement, arrêté en tableaux successifs de la foule en marche, détache l’image de l’événement référentiel - les manifestations de décembre 1995 et janvier 1996 à Paris contre la réforme des retraites - au profit d’une représentation de la manifestation comme forme générique de la lutte sociale.

Un instant, le visiteur fait corps avec l’image de la foule manifestante, traverse le cortège pour accéder aux autres salles de l’exposition. Venue de nulle part, s’égrène et se répète, en intermittences aléatoires, l’enregistrement au smartphone d’un refrain repris par une chorale au départ de la manifestation anniversaire des 150 ans de la Commune de Paris, suivi des applaudissements de la multitude invisible : « Ah ! mais…/ Ça ne finira donc jamais ?… Ça ne finira donc jamais ?… » (Jean Misère, Eugène Pottier et V. Joannès Delorme, 1880-1882). Entre sollicitation métaphorique à prendre la rue et affaiblissement progressif des couleurs et du contraste des diapositives dû à la longueur de l’exposition à la lumière, le dispositif réitéré prend acte de l’effacement, engage et questionne la mémoire et l’oubli autant des images que des luttes. Les Manifestations traversées, l’exposition se déploie en un jeu d’interfaces et de regards entre les photographies grand format, encadrées et accrochées bas, et avec le visiteur. Issues de différentes séries réalisées par Bruno Serralongue depuis près de trois décennies, confrontées, entrecroisant « les trajectoires d’individus et l’énergie du collectif » et les lieux, les images, distanciées des temporalités médiatiques, font sens, ensemble, de leur transversalité comme répertoire de l’action collective. Le protestataire de l’organisation Jana Vignana Vedika d’Andhra Pradesh, en marge du Forum social mondial (WSF) de Mumbai de janvier 2004, dénonçant l’action de la Banque mondiale, fréquente Deux hommes de la zone des dunes à Calais (2007).

 Les portraits saisis à la chambre dans leur être-là pour la vie, en connivence, observent le visiteur qui les observe, les yeux à hauteur des yeux. Dans cet échange de proximités et de diversités, à l’échelle des corps, l’accrochage épuise, prolonge et distance l’événement autant qu’il en conserve la vitalité dans un dispositif de neutralité conceptuelle ; il défie la dimension médiatique de l’image documentaire dans sa prétention à la continuité avec le réel, comme dans son pathos éphémère, mettant ainsi en doute sa capacité à informer : « la distance que l’on peut repérer dans mes images permet à une autre dramaturgie d’exister. Pour cela, c’est peut-être paradoxal, mais il faut évider un peu l’image. Le vide permet au spectateur de se frayer un chemin dans l’image, ça lui permet d’imaginer, de juger, de participer. » (entretien avec Xavier Franceschi). La photographie, exposée comme un tableau d’histoire, dans le rendu des temporalités du témoignage, entraine ainsi le visiteur vers les liens complexes de la fabrique de la visibilité et de la prise de parole, des transmissions d’un lieu à un autre, d’un contexte à un autre, jusqu’au mur de l’exposition.

Rio de Janeiro, 1999, le dimanche après-midi. L’appareil fixé sur le trépied, avec en fond le paysage arboré du parc, attend le promeneur, seul ou en famille. Le protocole est invariable, portraits noir et blanc, en pied, de front ; le dispositif strict, les cinquante-sept épreuves aux sels d’argent de la série Sunday Afternoon, en 30 x 40, cadre laqué sous verre, sont accrochées en quinconce sur trois lignes sur les murs qui encadrent la salle. Établissant un écart et une complicité avec la présentation transversale des autres séries, l’entrecroisement des visibilités participe à la mise en doute du régime représentatif dans ses prétentions à l’objectivité et à la reproduction du réel, en travaille la relativité et l’ambiguïté.

Du Chiapas à Aubervilliers ou Saint-Ouen, de Mumbai à Calais, de Séoul à Notre-Dame-des-Landes, au point de départ de chacune des séries présentées, il y a le lieu de l’information, l’écho médiatique, comme sollicitation alternative, l’intérêt pour les enjeux sociaux et pour le matériau à travailler, à déconstruire et à reconstruire dans une temporalité soucieuse de l’environnement et de la vie des hommes et des femmes. La chambre photographique, en cadre opératoire de la bonne distance et de la lenteur nécessaire de captation et de production du réel, en présence singulière au témoignage des personnes là où elles sont, dans la profondeur de leur environnement de vie et de combats, fait image de l’oubli et du non-vu médiatiques : « Là, j’insiste […] sur le plein de vie de ces personnes photographiées, fières d’elles-mêmes et de la lutte qu’elles mènent […] une lutte pour la vie, pour une amélioration, une transformation, un changement ou encore une reconnaissance de leur vie, individuelle, mais avant tout collective » (entretien avec Xavier Franceschi). L’exposition à travers les portraits des personnes côtoyées, avec lesquelles Bruno Serralongue a tissé des complicités dans le champ et le hors champ de l’événement, là où elles se trouvaient, en propose une expérimentation dans ses dimensions historiques et environnementales, l’ouvre en dialogue des fondements et des espaces de la résistance et de l’action collective pour le droit à la vie et à la sécurité dans le lieu que les hommes choisissent contre toutes formes de contraintes économiques ou étatiques. Hwang Yi-min, Yu Man-yeong et Park Jun-kyu, les syndicalistes venus en France en 2001 pour faire extrader le patron de Daewoo en fuite à la suite de la banqueroute, partagent ainsi le mur avec l’écrivain Kim Sung-ok (dans son bureau à l’université), avec Boubacar Diallo, élu au comité de concertation du foyer ADEF de Saint-Ouen détruit pour faire place aux Jeux olympiques de 2024, et Le Pasteur Harry Joseph (série Water Protectors, 2017) , engagé dans la lutte contre le Bayou Bridge Pipeline en Louisiane. Les portraits des représentants de la nation Navajo luttant contre la construction du Dakota Access Pipeline et du Bayou Bridge Pipeline de la série Water Protectors (2017) ou participant au World Summit on the Information Society (Tunis, 2005) interpellent aussi les portraits de groupe, cantonniers et villageois (2004), ouvriers des usines textile (Jinan General Embroidery Factory, 2004) et automobile (CNHTC, Volvo Truck, 2004) de Jinan (Shandong, Chine). Entre la feuille de salle qui ouvre aux récits individuels et collectifs et la narration que génèrent voisinages et confrontations iconiques de l’accrochage, la visite s’ancre dans une réflexion sur le singulier et le générique ouvrant la voie à la participation critique à de multiples débats tant sur les interstices de l’agitation et de la circulation médiatiques, sur la construction de l’événement que sur les limites intrinsèques de l’image documentaire et du médium photographique comme de l’implication du photographe dans la représentation. D’un lieu à l’autre de la résistance, les outils et les objets de la contestation diffèrent : face à La garde du délégué Zéro à Iztapalapa (Mexico, 2006) et à La fanfare climatique [venue] jouer en soutien à l’occupation des jardins ouvriers des Vertus menacés de destruction à Aubervilliers (2021), le V Tube utilisé par les activistes Lakota pour s’enchainer aux machines contre la construction du Bayou Bridge Pipeline (L’Eau est la vie Camp, Rayne, Louisiane, 7 juillet 2018), les outils de jardinage (Jardins ouvriers des Vertus, Aubervilliers, 2021), Le champ de bâtons de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes (2016) élèvent la même revendication du respect du lieu de vie et de la dignité des hommes : « Notre TERRE Sacrée » (banderole de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes) est partout dans les lointains comme là où nous mènent nos pas chaque jour. Dans la vitrine sur la rue, l’apostrophe muette du portrait de Franck pendant une reconnaissance sur un site de construction de l’oléoduc en Louisiane (2018), qui fait l’affiche de l’exposition, invite ainsi à pénétrer et à suivre les Toxic Tours (diaporama numérique diffusé sur écran LCD, 2014-2015), ici, le long de l’autoroute de Saint-Denis, ou ailleurs.

Encadrée par la manifestation Judge Not, Support Sexual Preference du World Social Forum de Mumbai en janvier 2004 et le portrait de Teddy, rue des Huttes, Calais de 2020, en écho au titre de l’exposition et à la photographie qui l’ouvre et au portrait précédent de Boubacar Diallo, élu au comité de concertation du foyer Adef de Saint-Ouen, l’accrochage déploie en ligne le récit La vie ici, chronique de l’environnement, des murs, des objets et de la lutte pour un relogement décent des derniers mois (janvier 2020 – novembre 2021) qui ont précédé la destruction du foyer de travailleurs migrants appartenant à l’ADEF pour laisser place au village des athlètes des Jeux olympiques de Paris en 2024. Les rencontres des hommes et des femmes, les croisements des narrations, individuelles et collectives, portés par les images qui s’accordent et s’associent, dialoguent et se frottent, en disent toutes les complexités de construction autant qu’ils mettent en jeu l’engagement social et iconique du citoyen artiste dans ce qui le lie aux personnes qu’il côtoie et à leur être-là dans le présent du collectif et de la lutte contre un système niant le sens de la vie au profit de la rentabilité : « […] la tâche que je me suis donnée est de prendre part à la construction de l’image de communautés en lutte dans lesquelles je m’insère » (entretien avec Xavier Franceschi). Au visiteur d’imaginer et de penser, quel qu’en soit le sens, son insertion dans la construction de l’image et dans le dépassement de l’événement.

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++INFO++
Bruno Serralongue Pour la vie, FRAC Île-de-France Le Plateau, 22 rue des Alouettes, 75019 Paris, https://www.fraciledefrance.com/bruno-serralongue-pour-la-vie/. Commissariat Xavier Franceschi, 27 janvier au 24 avril 2022

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