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Bernard Pagès : La danse des sculptures

Depuis longtemps l’artiste Bernard Pagès aime les matériaux qui sont du côté du réel, que ceux-ci soit directement issus de la nature (bois, pierre, etc.) ou récupérés après avoir été manufacturés par l’homme (grillages, poutrelles métalliques, fer à béton, etc.). Cela ne se dément pas dans sa présente exposition à la galerie Bernard Ceysson à Paris, visible jusqu’au 6 janvier 2014. Sans doute par quelque glissement homophonique cet artiste, souvent utilisateur de métal, en particulier de fer, situe son action créatrice du côté du faire. Et on peut voir qu’il sait y faire.

Voir en ligne : http://www.bernardceysson.com/

Ses procédures de sculpteur le font agir vers un projet qui prend forme dans le temps par la transformation des matériaux. Il agit sur ceux-ci, pas seulement en technicien habile, qu’il est assurément, mais aussi en donnant un sens poétique à ses actions poïétiques (en grec ancien "poein" marque l’action créatrice au delà de la fabrique, praxis). Comme l’écrivait Michel Guérin dans L’espace plastique (2008, p. 60) : « Les gestes technique et pratique sont […] plus semblables qu’il y paraît. Sans doute les instruments diffèrent, ainsi que les matériaux et, bien entendu les buts ; le trait qui les apparente, l’habileté je crois, renvoie à une économie du geste. Faire, c’est gérer le geste. » On admire toujours la manière dont Bernard Pagès gère ses gestes en accord avec les matériaux qu’il sélectionne.

Une majorité de pièces de cette exposition portent un titre commençant par « Pal » signalant un élément central oblong sortant en oblique d’une base large. Dans la plupart des œuvres cet « élan » central a été réalisé en beau bois ancien, sculpté et poncé. Cette partie quelque peu attentatoire émerge d’une base globalement sphérique, plus ou moins hérissée, réalisée en métal. Certains de ces pals sont assez hauts : 160 cm pour Pal grillage triple torsion n°2, 2013 ; d’autres paraissent plus trapus comme Pal aux feuilles de cuivre n°5, à peine plus haut que large, (23 x 28 x 23 cm). Des tailles intermédiaires sont aussi exposées : Pal au fil de fer recuit 1, 2013 (21 x 44 x 21 cm). Précisons que pour une mise en scène appropriée à l’espace de la galerie les plus petites sculptures sont regroupées par trois, dirigeant toutes leurs pointes vers les spectateurs. Judicieusement placée face à la porte d’entrée, l’œuvre portant le titre : Pal carré de cuivre froissé, 2012, provoque d’emblée un choc esthétique sur le visiteur.

Elle impressionne par sa taille, près de 3 m de haut, par l’élan de cette flèche constituée d’innombrables morceaux de cuivre plissés en tout sens et aussi par la forte base stable, constituée par l’assemblage d’une douzaine d’arcs réalisés à partir de poutrelles d’acier façonnées. Comme devant toutes les créations de Pagès, le spectateur est admiratif devant l’organisation plastique à la fois simple et complexe. Les oppositions se marquent. Face à cette sculpture, l’œil peut distinguer le nombre et les orientations diverses des éléments de la base alors qu’il se perd dans les multiples facettes du cuivre constituant le pal ; pourtant le façonnage de celui-ci en une pyramide étirée, de section carrée, réinstalle l’unité dans le multiple. L’opposition des teintes, un beau brun rouille verni pour la base et un magnifique bleu-vert (vert-de-gris) pour la partie centrale, accentue le distinguo visuel et sensuel.

La plupart des créations de l’artiste jouent sur cette opposition entre le simple, souvent un élément unitaire en bois, et le multiple. N’essayez pas de dénombrer les « pointes de 200 mm » en cuivre oxydé qui entourent le petit pal en bois poncé ; l’artiste lui-même sans doute l’ignore, et combien il lui a fallu mettre de couches de grillage galvanisé autour du pieu de Pal grillage triple torsion n°2, (déjà cité). En fait Bernard Pagès part d’un matériau usuel, banal, commun, pour l’amener à apparaître, après ses ingénieuses transformations, comme une matière plastiquement riche susceptible de créer de l’émotion chez des regardeurs attentifs.

Les présentes sculptures de cet artiste évoquent la sexualité mais elles sont aussi sensuelles. Elles excitent notre sens visuel mais aussi d’autres sens comme le toucher et même le goût. Ce n’est pas la main qui caresse mais le regard qui se fait tactile pour apprécier le lisse et le rugueux, le dur et le mou — comme pour Le devers au filet de chantier, 2006, où de souples plastiques rouges tentent de sourdre de la colonne métallique —, le plus ou moins froid des matériaux employés (Surgeon 40, 2013). On n’y met pas la bouche, pas plus que quelque autre orifice corporel ( !), pourtant, par quelque mémoire cénesthésique, on connait l’acidité du vert-de-gris ; on voit la texture et on sent l’odeur d’un bois (cèdre ou olivier) auquel on associe un goût. Les couleurs choisies pour leur saturation et leur luminosité accentuent ou contrecarrent habillement des relations spatiales des masses volumiques.

Le registre des sculptures de Pagès exemplifie, j’allais dire naturellement parce que sans ostentation et sans insistance démonstrative, les forces spatiales de l’organisation plastique. Celles-ci se rapprochent souvent des caractéristiques que déploient les danseurs ; pour eux cela se déploie dans l’espace et dans le temps. Le jeu des corps dansants passant successivement de la concentration-expansion peut, par exemple, être rapproché de l’opposition fermeture-ouverture, mais on pourrait aussi employer les termes concentration-expansion, que nous avons observé dans la série des pals. Pour Pal grillage triple torsion n°2, un bois unique surgit d’un amalgame de grillages, tandis que dans Pal aux tubes de cuivre avec poutrelle, 2013, la barre métallique allongée émerge d’un assemblage ouvert de tubes tordus. Dans une autre création une concentration informe de béton repose sur des fers colorés dont les fins bras se sont ouverts pour l’accueillir.

Sur l’ensemble de l’exposition, comme durant un spectacle de danse contemporaine, le spectateur apprécie les ruptures de rythme, les variétés de matières utilisées et oppositions de couleurs jouant sous les éclairages. D’autres qualificatifs communs à l’appréciation d’un spectacle dansé et à une exposition de Bernard Pagès viennent à l’esprit comme la simplicité et l’intensité, l’extrême précision dans les orientations et les lieux de contact malgré, par moments, une apparence de désordre. Il y a lieu de souligner l’importance de l’éclairage qui met en valeur soit les postures corporelles soit les différentes faces de l’œuvre volumique. Pour avoir ailleurs eu l’occasion d’apprécier les sculptures de cet artiste installées en plein air, je peux confirmer combien ces formes, ces matières, ces couleurs changent avec les variations de la lumière solaire.

Les objets corps sculptés par Bernard Pagès à partir de matériaux bien réels installent du virtuel. Ce qui vient se dire ici est au delà du réel descriptible. Par delà ce monde fini que l’on a été capable de voir, de sentir, d’apprécier, on entrevoit un univers infini, à la fois mental et sensuel, lié à l’histoire, à la sociologie et à la psychologie de l’auteur. L’artiste parvient chaque fois à donner lieux à de vrais corps qui ouvrent sur des mondes virtuels : ces « non lieux » vont demeurer longtemps ouverts à l‘appréciation des regardeurs.

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